mardi 2 mars 2010

Poitiers.

La bataille de Poitiers, vue par un homme du sud.

"Alors Abd al-Rahmân, voyant la terre pleine de la multitude de son armée, franchissant les montagnes des Basques et foulant les cols comme des plaines, s'enfonça à l'intérieur des terres des Francs ; et déjà en y pénétrant, il frappe du glaive à tel point qu'Eudes, s'étant préparé au combat de l'autre côté du fleuve appelé Garonne ou Dordogne, est mis en fuite. Seul Dieu peut compter le nombre des morts et des blessés. Alors Abd al-Rahmân en poursuivant le susdit duc Eudes d'aller piller l'église de Tours tout en détruisant sur son chemin les palais et en brûlant les églises. Lorsque le maire du palais d'Austrasie en France intérieure, nommé Charles, homme belliqueux depuis son jeune âge et expert dans l'art militaire, prévenu par Eudes, lui fait Front. A ce moment, pendant sept jours, les deux adversaires se harcèlent pour choisir le lieu de la bataille, puis enfin se préparent au combat, mais, pendant qu'ils combattent avec violence, les gens du Nord demeurant à première vue immobiles comme un mur restent serrés les uns contre les autres, telle une zone de froid glacial, et massacrent les Arabes à coups d'épée. Mais lorsque les gens d'Austrasie, supérieurs par la masse de leurs membres et plus ardents par leur main armée de fer, en frappant au coeur, eurent trouvé le roi, ils le tuent ; dès qu'il fait nuit le combat prend fin, et ils élèvent en l'air leurs épées avec mépris. Puis le jour suivant, voyant le camp immense des Arabes, ils s'apprêtent au combat. Tirant l'épée du fourreau, au point du jour, les Européens observent les tentes des Arabes rangées en ordre comme les camps de tentes avaient été disposés. Ils ne savent pas qu'elles sont toutes vides ; ils pensent qu'à l'intérieur se trouvent les phalanges des Sarrasins prêtes au combat ; ils envoient des éclaireurs qui découvrirent que les colonnes des Ismaélites s'étaient enfuies. Tous, en silence, pendant la nuit, s'étaient éloignés en ordre strict en direction de leur patrie. Les Européens, cependant, craignent qu'en se cachant le long des sentiers, les Sarrasins ne leur tendent des embuscades. Aussi, quelle surprise lorsqu'ils se retrouvent entre eux après avoir fait vainement le tour du camp. Et, comme ces peuples susdits ne se soucient nullement de la poursuite, ayant partagé entre eux les dépouilles et le butin, ils s'en retournent joyeux dans leurs patries."

L'Anonyme de Cordoue
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Vingt ans après la conquête de l'Espagne par les musulmans, la bataille de Poitiers (732) marque pour les historiens le coup d'arrêt décisif à l'avance de l'islam en Europe occidentale mais les contemporains ne le savaient pas encore... D'où le caractère exceptionnel de ce poème, composé une vingtaine d'années après la bataille par un chrétien anonyme qui vivait à Cordoue sous domination musulmane et qui écrit en vers latins dans le style épique pour glorifier l'événement. L'intérêt de ce texte est double. D'une part, sur le plan militaire, il oppose de façon frappante deux traditions très différentes : la mobilité des troupes de la razzia d'Abd al-Rahmân et le caractère massif de l'armée franque ; il insiste aussi sur l'armement supérieur des gens du Nord, leur "main armée de fer", c'est-à-dire de la fameuse épée franque, plusieurs fois citée dans le texte. D'autre part, sur le plan politique, le poème présente à deux reprises, face aux Arabes, la victoire des hommes de Charles Martel - d'abord qualifiés de "gens du Nord" ou "gens d'Austrasie" - comme celle des Européens, qui font ici une de leurs premières apparitions connues dans les textes du Moyen Age.