mardi 2 mars 2010

Drogues et démocratie.

On dit que la morphine est bonne pour les gens sujets à des dépressions sévères, ou même au pessimisme. Bien que la drogue soit apparue pour la première fois dans un laboratoire à la fin du siècle dernier, sa base, l’opium, avait déjà été utilisée par de nombreux aristocrates et penseurs réactionnaires. Un jeune et énigmatique romantique allemand, Novalis, aimait avaler et fumer du jus d’opium, probablement parce qu’il avait toujours voulu apaiser son désir de mort. Probablement pour écrire son poème « Sehnsucht nach dem Tode » (Nostalgie de la mort). Les premiers poètes du romantisme rejetaient la philosophie du rationalisme et de l’optimisme historique. Ils se tournaient vers leurs sentiments intérieurs irrationnels, s’enveloppant dans la solitude pensive que l’opium offre toujours.
À une époque plus lointaine, nous trouvons « L’Odyssée » d’Ulysse, qui était souvent accablé par le comportement infantile de ses sales marins. Quelque part le long des rivages de l’Afrique du Nord, Ulysse et ses marins s’étaient égarés dans le pays mythique de la fleur de lotus. Dès que ses marins commencèrent à consommer le lotus, ils tombèrent dans l’étourderie, et oublièrent immédiatement leur histoire et leur patrie. C’est avec grande difficulté qu’Ulysse réussit à les sortir de leurs paradis artificiels. Que peut-il arriver de pire à une nation, à part effacer son passé et perdre sa mémoire collective ?

À la différence de beaucoup de soi-disant conservateurs et de télévangélistes modernes, les Grecs et les Romains n’étaient pas des hypocrites. Ils reconnaissaient souvent le plaisir du vin et des femmes. « Sine Cerere et Bacco friget Venus » – Sans nourriture et sans vin, le désir sexuele disparaît aussi (Terence, Eunuchus).
L’évasion hors de la réalité industrielle et de la foule exaspérante fut l’un des principaux motifs de l’usage de drogue parmi quelques poètes et penseurs réactionnaires, qui ne pouvaient pas supporter l’apparition de la société de masse. L’arrivée du libéralisme et du socialisme fut accompagnée non seulement par les cheminées d’usines, mais aussi par la solitude, le déclin et la décadence. Par conséquent, si on ne pouvait pas s’échapper vers la Méditerranée ensoleillée, il fallait se fabriquer son propre paradis artificiel dans la pluie et le brouillard de Londres. Le jeune conservateur anglais Thomas De Quincey, dans son essai « Confessions d’un consommateur d’opium anglais », raconte ses escapades à Soho avec une pauvre prostituée, Anna, ainsi que ses voyages spirituels dans l’arrière-goût de l’opium. De Quincey avait l’impression qu’une minute de vie durait un siècle, interrompant finalement le flux insouciant du temps.

La mystique de l’opium fut aussi goûtée par le symboliste et poète français du milieu du XIXe siècle, Charles Baudelaire. Il poursuivit la tradition aristo-nihiliste-révolutionnaire-conservatrice du plaisir de la drogue, au moyen de la pipe à eau, c’est-à-dire le huka pakistanais. Comme un albatros solitaire, Baudelaire observe la France décadente où le rouleau compresseur du libéralisme et du démocratisme écrase impitoyablement toute esthétique et toute poétique.

Lorsqu’on étudie la postmodernité et sa fuite hors de la réalité, il est impossible d’éviter la sous-culture gauchiste et ses sycophantes pseudo-intellectuels de 1968. Les dénommés soixante-huitards réclamaient à grands cris non seulement la liberté vis-à-vis de toute autorité politique, mais aussi la liberté concernant le sexe et les drogues. Ces revendications gauchistes ne font-elles pas partie de la religion moderne des droits de l’homme ? Au début des années 60, les alter ego musicaux de la gauche occidentale, les Rolling Stones et Bob Dylan, s’adressaient à des millions de jeunes en Amérique et en Europe, disant aux intrus : « Dégagez de mon nuage », et affirmant que « tout le monde doit être stoned » (« Tout le monde doit suivre le modèle des Stones »).

Comme on pouvait s’y attendre, la réponse de droite à la décadence de la démocratie libérale fut la contre-décadence nihiliste. La principale différence entre les deux, cependant, est que les réactionnaires et les gens de droite s’adonnent à la drogue pour des motifs élitistes et ésotériques. Par leur tempérament et leur style littéraire, ils rejettent toute démocratie – qu’elle soit de la variante socialiste ou libérale. Quand le flux de l’histoire sauta de la première à la cinquième vitesse au XXe siècle, beaucoup de poètes et de penseurs de droite posèrent une question : que faire après l’orgie ? L’auteur français Jean Cocteau, qui avait des penchants de droite, répondit à la question de cette manière : « Tout ce que nous faisons dans notre vie, même quand nous aimons, nous le faisons dans un train rapide courant à sa mort. Fumer de l’opium signifie descendre du train ».

Le haschisch et la marijuana changent le langage corporel et accroissent la philanthropie sociale. Fumer des joints provoque des rires anormaux. Par conséquent, le haschisch pourrait être décrit comme une drogue collective taillée sur mesure pour des individus qui par leur style de vie détestent la solitude et qui, comme la proverbiale Mme Jellyby de Dickens, s’adonnent à l’humanisme par procuration et au mondialisme impénitent. Dans l’époque actuelle de démocratie généralisée, il n’est pas surprenant que la marijuana soit inhalée par d’innombrables jeunes dans toute l’Europe et dans toute l’Amérique libéralisées. Dans la société permissive d’aujourd’hui, on est autorisé à faire tout ce qu’on veut – à condition de ne pas secouer le bateau, c’est-à-dire le Politiquement Correct. De même que le vin, pendant les deux mille dernières années, a complètement changé le profil politique de l’Occident, la marijuana, pendant les trente dernières années, a complètement ruiné l’avenir de la jeunesse occidentale. Si Staline avait été un peu plus intelligent, il aurait solennellement ouvert des plantations de marijuana dans sa Transcaucasie natale. Au lieu de cela, les tyrans communistes recoururent aux charniers du Goulag. L’avantage du libéralisme et de la démocratie sociale est qu’ils fonctionnent parfaitement bien grâce au sexe, aux drogues et au rock’n’roll, grâce au consumérisme et à l’hédonisme ; ce que le communisme n’a pas pu accomplir par la matraque, le libéralisme l’a accompli par le joint. Incontestablement, la jeunesse occidentale peut être politiquement et correctement contrôlée lorsqu’elle s’attroupe dans des concerts de techno-rap et qu’elle est accueillie dans des cafés en Hollande, où on peut acheter librement de la marijuana et aussi du « crack », du « speedball » et du « horse » sous la table. Ces produits ne sont-ils pas les ingrédients logiques de la théologie libérale des droits de l’homme ?

On dit que la cocaïne favorise l’érotisme et facilite l’acte sexuel. Le défunt dandy et romancier fasciste français Pierre Drieu La Rochelle aimait la coke, désirant toutes les drogues possibles et toutes les femmes impossibles. Le problème, cependant, c’est que le jeune consommateur de coke sent des insectes invisibles monter depuis ses chevilles jusqu’à ses genoux, de sorte qu’il peut imaginer qu’il dort non avec une belle femme mais avec des reptiles effrayants. Dans ses romans autobiographiques « Le feu follet » et « L’homme couvert de femmes », le héros de La Rochelle est constamment couvert de femmes et impliqué dans des parties d’opium et d’héroïne. Dans son long monologue intellectuel, le héros de La Rochelle dit : « Une femme française, qu’elle soit une pute ou non, aime qu’on la retienne et qu’on prenne soin d’elle ; une femme américaine, à moins qu’elle ne soit à la recherche d’un mari, préfère une relation passagère… Les consommateurs de drogue sont des mystiques dans une époque matérialiste. Comme ils ne peuvent plus animer et embellir ce monde, ils le font d’une manière inversée sur eux-mêmes ». En effet, le héros de La Rochelle finit par un suicide – par l’héroïne et le revolver. En 1945, à l’approche de la victoire des Alliés, et en sa qualité de leader intellectuel de la défunte internationale eurofasciste, Pierre Drieu La Rochelle opta lui aussi pour le suicide.

Le conservateur et aristocrate anglais Aldous Huxley est incontournable pour l’étude de la pathologie communiste (Retour au « Meilleur des mondes ») et de la schizophrénie sous-intellectuelle (« L’Éminence grise »). En tant que romancier et essayiste, le vœu de toute sa vie avait été de se libérer du flux du temps. La mescaline mexicaine et la drogue artificielle L.S.D. lui ouvrirent de nouveaux horizons intellectuels pour observer la fin de son monde et le commencement d’un nouveau monde décadent. Apparemment la mescaline est idéale pour sentir les couleurs des derniers peintres impressionnistes et pointillistes. Chaque goutte sur l’eau silencieuse de Seurat, chaque touche sur une feuille de Dufy, ou chaque pierre dans la nature tranquille du vieux Vermeer, éclate en milliards de nouvelles couleurs. Dans l’essai « Les portes de la perception », Huxley remarque que « la mescaline élève toutes les couleurs à une puissance supérieure et rend l’observateur conscient des innombrables et fines nuances auxquelles, en temps ordinaire, il est complètement aveugle ». Ses expériences intellectuelles avec les drogues hallucinogènes continuèrent pendant des années, et même sur son lit de mort en Californie en 1963, il demanda et reçut du L.S.D. Probablement pour partir d’une manière plus pittoresque dans l’infini de l’éternité.

Et que dire du centenaire allemand, l’énigmatique essayiste et romancier Ernst Jünger, que le jeune Adolf Hitler aimait aussi lire à l’époque de la République de Weimar, et que le Dr. Joseph Goebbels voulait attirer dans la collaboration pro-nazie ? Pourtant Jünger, le solitaire aristocratique, refusa de traiter avec les nazis, préférant ses journaux de voyage martiaux. Dans son essai « Approches, drogues et ivresse », Jünger décrit ses proches rencontres avec les drogues. Il réussit lui aussi à traverser l’impitoyable mur du temps et à se glisser dans l’éternité flottante. « Le temps s’écoule plus lentement… Le fleuve de la vie coule plus doucement… Les rives disparaissent ». Si le président français François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Kohl, dans l’intérêt de la réconciliation franco-allemande, aimaient rencontrer le vieux Jünger et le lire, ils s’effarouchaient de ses contacts avec les drogues.

Le compatriote d’Ernst Jünger, l’essayiste, expressionniste précoce et médecin Gottfried Benn, prenait aussi des drogues. Ses observations médicales, qui trouvèrent leur transfiguration dans ses poèmes « Kokain » et « Das Verlorene Ich » (« Le Moi perdu »), furent collectées par Benn alors qu’il était médecin-légiste à Berlin dans l’Allemagne libérale et weimarienne décadente. Il rapporte dans sa poésie des destinées humaines anonymes étendues mortes sur les tables de sa morgue. Il décrit la viande morte des prostituées, et les souris sortant de leur ventre en couinant. Connaisseur de la culture française et de la génétique, Benn se vit offrir ultérieurement des récompenses et des appâts par les nazis, des appâts qu’il refusa d’avaler. Après la fin de la guerre, comme des milliers d’artistes européens, Benn tomba dans l’oubli. Probablement aussi parce qu’il avait un jour remarqué : « Les cerveaux puissants ne sont pas stimulés par le lait, mais par les alcaloïdes ».

Les psychiatres, les docteurs et les sociologues modernes ont tort dans leur diagnostic concernant la dépendance à la drogue parmi de larges tranches de la jeunesse européenne. Ils ne comprennent pas que pour combattre l’abus de drogue, il faut empêcher ses causes sociales et politiques avant de tenter de guérir ses conséquences mortelles. Étant donné que le cœur du système libéral moderne est la dictature du bien-être et le dogme de la croissance économique illimitée, beaucoup de jeunes désabusés sont conduits à croire que chacun a droit au plaisir éternel. Dans un monde trompeur de signaux médiatiques, beaucoup prennent pour garantie la gratification instantanée en projetant leurs visages sur les personnages des feuilletons des heures de grande écoute. Avant de devenir des drogués, ils deviennent dépendants de la surréalité de la vidéo-sphère télévisée, qui leur dit d’une manière raffinée que tout le monde doit être beau, riche et populaire. Dans une époque de mimétisme T.V., des masses de jeunes écervelés deviennent, pour ainsi dire, les impresarios de leur propre narcissisme. De telles illusions peuvent conduire à de graves dépressions, qui à leur tour peuvent conduire à la drogue et au suicide. Pas surprenant que dans les pays les plus libéraux de l’Occident, notamment la Californie, la Hollande et le Danemark, il y ait aussi la plus forte corrélation entre la dépendance à la drogue et le suicide.
Si l’abus de drogue parmi quelques penseurs réactionnaires et conservateurs a toujours été un souhait de mort isolé et prométhéen pour échapper au temps, le même joint dans des mains gauchistes fait plus que brûler les doigts de l’individu : il empoisonne la société entière.

Tomislav Sunic
06/09/08