mardi 2 mars 2010

De Philippe le Bel à Richard Nixon.

Entre l’An Mil et le début du XIV° siècle, la population de l’Europe occidentale a probablement triplé, ou à peu près. Cela représente à peu près 0,4 % de croissance démographique annuelle. C’est une croissance lente, mais régulière. De 1000 à 1300, il y a des reculs ponctuels (mauvaises récoltes, fortes mortalités liées à un phénomène épidémique, quelques guerres significatives), mais globalement, la tendance positive n’est jamais remise en cause. La croissance est très vigoureuse entre 1050 et 1250. La stabilisation intervient entre 1250 et 1300. L’actuel espace français, qui comptait peut-être 6 millions d’habitants vers l’An Mil, flirtait probablement avec les 20 millions d’habitants en l’an 1300. Il n’avait jamais été aussi peuplé, même à l’apogée de l’Empire Romain.
Cette croissance est spécifique à l’Europe occidentale. En l’An Mil, il y a sur terre environ 300 millions d’habitants, dont 25 millions d’occidentaux (8 %). En 1300, il y a sur terre 400 millions d’habitants, donc environ 60 millions d’occidentaux (15 %). La France pèse à l’époque environ 5 % de la population mondiale (le poids actuel d’un pays comme les USA).
Qu’est-ce qui explique la croissance démographique européenne, occidentale en particulier, pendant les trois premiers siècles du second millénaire ? – Il y a cinq explications, qui se sont sans doute combinées pour produire une longue phase de croissance :
1) Le progrès technologique, avec en particulier la généralisation du moulin (à eau, puis à vent). Entre l’An Mil et l’an 1300, l’Europe occidentale s’est doté d’une force de travail additionnelle égale à plusieurs millions de travailleurs gratuits.
2) Le progrès agricole, avec en particulier la généralisation de la culture des légumineuses (lentilles, pois chiches), qui a rendu possible une forte augmentation des protéines végétales dans le bol alimentaire moyen.
3) L’absence de grandes invasions, avec en particulier l’impossibilité pour les cavaliers mongols de dévaster l’Europe comme ils dévastèrent la Chine (forte baisse de la population chinoise au XIII° siècle), sans doute essentiellement parce que la végétation de l’Europe occidentale, forêts épaisses, champs cultivés, ne permettait pas le pâturage des immenses hordes de chevaux si caractéristiques des armées steppiques.
4) L’existence d’une remarquable stabilité dans l’assise métapolitique des constructions politiques et religieuses de l’époque. Certes, il y a des guerres au Moyen Âge. Mais si l’on excepte l’épisode albigeois, ces guerres n’opposent que des adversaires partageant la même vision du monde. Certes, il y a des querelles idéologiques au Moyen Âge. Mais jusqu'à Abélard, et surtout jusqu'à la victoire de ses disciples, ces querelles n’opposent que les gardiens du même dogme. Une conception chrétienne du monde, remarquablement cohérente, préside à l’essor occidental, et jusqu’au XIV° siècle elle n’est attaquée que très marginalement.
5) Dans ce contexte général positif, l’économie de force de travail apportée par les moulins dégage des moyens pour le défrichage – le moteur de la croissance médiévale, pendant trois siècles. En l’An Mil, l’Europe occidentale était couverte de forêts et de friches. En l’an 1300, elle a perdu une très forte proportion de sa surface boisée.

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Au XIV° siècle, en l’espace de deux générations, cette Europe occidentale soudain en panne va reperdre à peu près la moitié de la croissance des trois siècles précédents. C’est un réajustement démographique très violent, probablement sans équivalent dans l’Histoire, à part peut-être la grande peste sous le Moyen Empire Romain.
Le phénomène est, là encore, essentiellement européen. De 1330 à 1380, la population mondiale est passée de 400 à 370 millions d’habitants. Dans le même temps, la population de l’Europe tombe de 60 à 40 millions d'habitants, pour revenir à 11 % de la population mondiale. Les deux tiers du recul mondial concernent l’Europe.
Ce recul brutal fut vécu par les contemporains comme une véritable Apocalypse (lire les récits relatifs à la Grande Peste de 1347/1349). Cependant, il ne faisait que sanctionner brutalement un dérèglement général de l’infrastructure économique et sociale, dérèglement longtemps resté souterrain, presque imperceptible pour les contemporains, faute de points de référence évidents. En témoigne le fait que la Peste Noire tua nettement plus dans les régions pauvres, et nettement moins dans les régions riches. C’est donc bien que si elle fut si mortelle, c’est d’abord parce qu’elle venait percuter une société affaiblie.
Le dérèglement commence entre 1250 et 1300, avec l’arrêt des défrichages. La technologie de l’époque ne permet en effet d’exploiter valablement que les bonnes terres. Or, il ne reste plus à défricher que des terres médiocres. Le « moteur » de la croissance occidentale, le défrichage, tombe en panne. Il en résulte dans les campagnes un important chômage, car la force de travail ne trouve plus à s’employer dans une économie de subsistance (pas de marché extensible par création de la demande), qui a en outre déjà opéré une substitution du capital au travail (les moulins). Le moteur de la croissance étant tombé en panne, le progrès technologique crée un déséquilibre ingérable. Faute de moteur de croissance, le progrès est devenu un problème.
Il en découle un phénomène majeur au plan de la superstructure politique et financière : le basculement du rapport de forces entre la ville et la campagne. Au XIII° siècle, la population des villes enfle de manière malsaine. Les miséreux des campagnes sont de plus en plus nombreux au fur et à mesure que les excédents démographiques ne trouvent pas de terrains à défricher. Ils convergent vers les villes, où ils fournissent une main d’œuvre bon marché, corvéable à merci, qui va permettre à la bourgeoisie naissante de passer du stade initial de l’accumulation du capital (le petit entrepreneur) à un stade plus avancé (la guilde, puis ici ou là, les premières manufactures). Le pouvoir financier était jusque là détenu par la noblesse et administré indirectement par l’Eglise (le clergé détient alors le presque monopole des écritures, même comptables). Ce pouvoir commence, à la fin du XIII° siècle, à glisser vers la bourgeoisie industrieuse et la banque lombarde, ou juive. Le problème dans l’infrastructure engendre mécaniquement une perturbation dans la superstructure.
Cette perturbation dans l’économie entraîne la déstabilisation des institutions préexistantes. Au niveau local : le pouvoir féodal ; et au niveau continental : les monarchies. Au niveau local, les villes s’émancipent du pouvoir des barons, et le terme de seigneurie change de sens. Désormais, il peut désigner le conseil municipal des villes bourgeoises. Au niveau continental, toutes les monarchies, héréditaires ou électives, entrent en crise à la fin du XIII° siècle. Cette crise se manifeste en particulier par l’appauvrissement de l’Etat et la fragilité des comptes publics, perceptible dès Saint-Louis, criante à partir des premiers Valois. La réponse des Etats sera la spoliation des fortunes soit par des mesures brutales contre les anciennes puissances secondaires en déclin (le procès des Templiers), soit par la dévaluation des monnaies (réduction progressive du taux d’or dans les monnaies françaises à partir de Philippe le Bel). Le désordre monétaire vient donc sanctionner en retour l’infrastructure, qui a désorganisé la superstructure.
Clef de voûte à cette suite de crises induites les unes par les autres et se renforçant mutuellement, la structure idéologique médiévale implose progressivement. L’Etat royal, engagé dans une lutte à mort pour le contrôle de l’argent, forme montante du pouvoir, liquide froidement les bases de la féodalité – et d’abord la chevalerie, avec le procès des Templiers. A l’ordre féodal se substitue progressivement un ordre administratif centralisé et centralisateur, appuyé en France sur la caste des légistes, et qui renvoie implicitement aux nouvelles structures de l’Eglise catholique, réorganisée après l’affaire albigeoise. Cette mutation dans les formes du pouvoir induit un basculement dans les structures idéologiques : le nominalisme l’emporte désormais clairement dans le mode de pensée des élites occidentales, parce qu’il permet seul de construire le discours justificateur d’un ordre appuyé sur une abstraction – l’Etat, seule instance de mise en cohérence possible pour une société engagée dans un cycle de dépression irrésistible, et impossible à analyser du point de vue des contemporains. Dans l’économie linguistique, à partir du XIV° siècle, l’exigence réaliste passe au second plan. C’est la victoire posthume d’Abélard.

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Il y a un parallèle à dresser entre la crise de l’Europe occidentale au XIV° siècle et la crise de l’économie mondialisée au XXI° siècle. Aujourd’hui, le moteur n’est plus le défrichage, c’est la consommation. Mais aujourd’hui comme au XIV° siècle, le moteur est sur le point de tomber en panne pour des raisons environnementale – sous Saint-Louis, la question était de savoir s’il resterait des futaies à défricher, aujourd’hui, la question est de savoir si l’on pourra continuer à fabriquer de la croissance alors que le pétrole s’épuise, alors aussi que la planète est progressivement saccagée par nos modes de vie anti-écologiques.
Aujourd’hui, comme au XIV° siècle, l’éventualité d’un arrêt de la croissance transforme le progrès en problème. Les centaines de millions de migrants africains et indiens qui risquent d’affluer vers le Nord resté relativement riche, dans les prochaines décennies, sont aux occidentaux ce que les serfs ayant fui la campagne étaient aux ouvriers qualifiés des centres urbains, il y a sept siècles. L’échelle n’est plus la même évidemment – la planète au lieu de l’Europe, la migration intercontinentale au lieu de l’exode rural, la production intégralement robotisée au lieu des moulins à vent. Mais fondamentalement, c’est le même mécanisme qui est à l’œuvre.
Aujourd’hui, comme il y a sept siècles, le dérèglement dans l’infrastructure économique engendre un basculement de rapports de forces dans la superstructure. Exactement comme l’afflux de main d’œuvre corvéable permit aux bourgeois du XIII° siècle l’accumulation du capital qui allait émanciper leur classe sociale de la tutelle féodale déclinante, le « nomadisme d’en bas », cher à Jacques Attali, construit un ordre économique qui alimente le décrochage entre l’hyperclasse mondialisée, les « nomades d’en haut », et les élites locales, de moins en moins capables de rivaliser avec les vraies classes supérieures d’aujourd’hui, qui maîtrisent les flux à forte valeur ajoutée – le capital spéculatif, émancipé de toute référence à la production effective.
Aujourd’hui, comme il y a sept siècles, le basculement de rapports de force entraîne une réaction autoritaire des institutions contre les anciennes puissances en déclin – c'est-à-dire contre les bourgeoisies nationales, contre leurs intérêts spécifiques, par opposition aux intérêts de l’hyperclasse mondialisée. L'Organisation Mondiale du Commerce est aux anciennes bourgeoisies nationales en voie de déstructuration ce que la nouvelle machine d’Etat royale, en voie de constitution à partir de Philippe le Bel, était en son temps à la petite noblesse féodale, progressivement dépossédée.
Aujourd’hui, comme il y a sept siècles, la fragilisation des institutions entraîne une corruption du signe monétaire. Il y a une ressemblance frappante, tant en termes de méthodes qu’en termes de motivations, entre Philippe le Bel bidouillant honteusement la proportion d’or ou d’argent dans ses monnaies et Richard Nixon, décidant froidement de suspendre la convertibilité or du dollar.
Enfin, aujourd’hui comme hier, la corruption du signe monétaire ouvre la porte au triomphe du nominalisme dans le champ linguistique, philosophique et culturel. Comment ne pas rapprocher la critique d’un Jean Baudrillard à l’égard de l’économie politique du signe, telle que notre société la construit, de l’opposition vaine des réalistes aux avancées du mode de pensée nominaliste, au XIII° siècle ? Comment ne pas voir que la réduction du monde à un fantasme de substance unifiée par un réseau sémantique totalisant, telle qu’elle est poursuivie par notre hyperclasse technocratique saisie de folie, n’est que la reproduction, dans une société sécularisée et mondialisée, des mécanismes mentaux qui conduisirent à l’implosion de la mystique catholique, il y a sept siècles ?
Le parallèle entre notre XXI° siècle débutant et le XIV° siècle naissant est fructueux. Il est surtout inquiétant. S’il devait être prolongé jusqu’à la conclusion de la crise, c'est-à-dire jusqu’au rétablissement brutal des équilibres par un ajustement biologique violent, le tiers de la population mondiale devrait disparaître. Deux milliards de morts, et même un peu plus…

Source: Michel Drac - scriptoblog.com