mardi 2 mars 2010

Anatomie de la bataille.

John Keegan a été, pendant près de trente ans, le titulaire de la chaire d’histoire militaire à Sandhurst, l’équivalent britannique de Saint-Cyr. Il a publié plusieurs ouvrages d’histoire militaire, dont deux, « Histoire de la guerre » et « Anatomie de la bataille », sont devenus des classiques du genre.
Zoom sur « Anatomie de la bataille », le plus vivant et le plus « sociologique » des travaux de Keegan.


Keegan décrit trois batailles : Azincourt 1415, Waterloo 1815, La Somme 1916 – trois batailles décisives dans l’Histoire britannique. A chaque fois, il décrit le combat vu d’en bas, du point de vue des combattants de base. C’est ce qui donne toute sa saveur à son travail.
En introduction, il commence par démonter le récit classique, celui qui sert depuis toujours au genre de l’épopée héroïque à visée politique et propagandiste (César, « la Guerre des Gaules »). Ce récit-là ne dit jamais la vérité, car il suppose l’existence d’une unité de comportement au sein de la troupe – tous les soldats sont braves, tous les ennemis lâchent pied. Or, cette unité de comportement n’a jamais existé sur le terrain – et les vétérans de l’armée anglaise peuvent en témoigner. Le récit propagandiste est donc un mensonge.
Puis Keegan démonte le récit romanesque, souvent romantique, qui présente non la bataille, mais l’impression qu’elle fait sur un spectateur. Ce récit est parfois plus « vrai » (au sens de plus proche de la vérité) que le récit propagandiste, mais il reconstitue lui aussi une unité inexistante, à travers la perception du témoin – et cette unité empêche de s’interroger sur la réalité des faits, sur leur complexité et leur dynamique.
Enfin, l’historien anglais critique sans concession la perception de la bataille offerte par l’histoire militaire « technicienne », qui traite des variables de l’affrontement comme si elles étaient mathématisables – y compris les variables humaines. A mots à peine couverts, il avoue que cette technicisation du militaire n’est jamais qu’une nouvelle forme du récit propagandiste, qui vise à éliminer du débat la véritable question de la guerre : comment des hommes peuvent-ils aller à la mort ?
Pour John Keegan, la véritable question de la bataille, du point de vue du combattant, c’est en effet comment réagir dans une situation de stress extrême, avec très peu d’information et pratiquement aucun temps de réflexion possible. Le soldat, nous explique l’historien britannique, ne se demande pas, sur le champ de bataille, qui va gagner ou qui va perdre la bataille – son esprit est trop mobilisé par les exigences de la survie pour s’élever jusqu’à une abstraction agissante comme « le sort de l’armée ». En pratique, les choses ne se passent donc pas du tout comme on l’enseigne dans les académies militaires. Quand une troupe lâche pied, ce n’est pas parce qu’elle est matériellement vaincue (sauf cas particulier), mais parce que ses nerfs craquent, parce que les soldats qui la composent, voyant les choses de leur point de vue, ont cru optimiser leurs chances de survie en décampant.
Les études des psychologues militaires ont ainsi démontré qu’en situation de combat, les combattants perdent de vue tout groupe supérieur à celui de leurs frères d’armes immédiats – au maximum quelques dizaines d’hommes, mais le plus souvent un « noyau » de six ou sept compagnons. C’est cette histoire-là, celle de cet homme charnel inclus dans un petit groupe de frères d’armes, que John Keegan veut décrire, à Azincourt, à Waterloo et sur la Somme.

*

A Azincourt, deux armées s’affrontent qui sont, et l’une et l’autre, formées d’hommes habitués à côtoyer la mort, omniprésente dans la société médiévale, et n’ayant absolument aucune idée des processus de commandement centralisés qui caractérisent notre société contemporaine. Une bataille de l’époque ne ressemble donc en rien à une bataille d’aujourd’hui, même sous l’angle de la psychologie des combattants. Dans une très large mesure, elle est l’affaire de deux amalgames instables de groupes de force servant des intérêts privés. Il existe une forme de discipline collective, mais elle ne relève pas des mêmes dynamiques que dans les armées modernes. Elle est le fait d’un réseau de commandement largement informel, et c’est pourquoi les ordres ne passent correctement que dans la mesure où ils permettent aux petits groupes « charnels » (quelques combattants groupés autour d’un leader) de se défendre avec le maximum d’efficacité. Ce mécanisme peut parfois donner des coordinations impressionnantes (par exemple quand les archers anglais plantent des milliers de pieux devant leur position), mais seulement aussi longtemps que les intérêts des sous-groupes informels ne sont pas contrariés par les ordres.
Au sein de chaque armée, les lignées s’intimident et cherchent à s’impressionner mutuellement (il y a même des simulacres d’affrontement au sein des troupes françaises, avant la bataille, pour savoir qui occupera les places d’honneur). Une fois le combat engagé, chaque brave est en grande partie laissé à lui-même – et la notion même de bravoure n’a pas alors le même sens qu’aujourd’hui, elle n’est pas insérée dans le même système de pensée. Pour faire un parallèle audacieux, que suggèrent les analyses de Keegan, la bravoure médiévale relève probablement de ce que, dans nos banlieues, on appelle aujourd’hui le « capital-respect ».
Aussi longtemps qu’aucun des deux camps ne cèdent, les dommages infligés de part et d’autre sont très faibles. C’est pourquoi, dans de nombreuses batailles médiévales non décisives, nous entendons parler de pertes ridicules. Il faut se représenter deux lignes d’hommes entièrement protégés par des armures, et s’escrimant les uns contre les autres avec des armes peu capables de percer les armures en question.
En revanche, si un des deux camps cède, généralement sous l’effet d’une panique irrationnelle provoquée par un désordre incontrôlable, le combat se mue rapidement en boucherie, parce qu’une des deux lignes s’effondre, et les hommes en armure deviennent alors la proie des combattants légers, qui peuvent les assaillir de côté et les faire tomber. Sous cet angle, Azincourt est à la fois une guerre entre deux aristocraties (française et anglaise), et une guerre de classe entre l’aristocratie française, mal organisée, et la piétaille anglaise, qui va profiter du désordre dans les rangs français pour massacrer les chevaliers isolés, tombés au sol.
A Azincourt, le traitement des prisonniers ne fut pas homogène, et pour Keegan, le roi Henri V ordonnant le massacre des Français capturés ne cherchaient qu’à conserver la maîtrise d’un extraordinaire chaos, dont le contrôle pouvait lui échapper à tout moment. En réalité, ce fut à chaque soldat vainqueur de décider du sort de son captif, qui pouvait être tué (pour s’emparer de ses armes et de son armure) ou mis à rançon (activité très lucrative, qui était la véritable solde des soldats de l’époque). Les Français furent donc massacrés au début de la bataille parce que les Anglais avaient trop à faire pour les garder, tout simplement – et si les Anglais avaient pu faire autrement, ils auraient fait autrement, parce que rançonner était bien plus payant que tuer.
Comment les combattants d’Azincourt marchèrent-ils au combat ? Keegan répond : assez facilement. D’abord ils avaient bu, évidemment – l’historien britannique tient pour fait d’évidence qu’aucune armée ne peut sérieusement monter à l’assaut sans que les hommes aient été enivrés, d’une façon ou d’une autre. Ensuite, ils étaient soutenus par la religion, à l’époque encore un élément central de l’espace mental tant individuel que collectif. Mais surtout, ils avaient tous conscience de participer à une entreprise rentable.
Les hommes du Moyen Âge vivent dans une société où le taux d’homicides recensés est à peu près 30 fois plus élevé que dans notre société. Compte tenu des homicides non recensés et des épidémies qui emportent régulièrement le quart de la population, compte tenu des périodes de famine, la précarité de l’existence à cette époque est quelque chose que nous ne pouvons tout simplement plus imaginer. A l’aune de cette extrême violence banale, la violence du champ de bataille n’était qu’un paroxysme, certes un instant exceptionnellement meurtrier, mais en aucun cas un épisode traumatisant, en rupture avec le continuum vécu par les témoins. Pour le combattant d’Azincourt, le risque de mourir au combat est somme toute acceptable.
D’autant plus acceptable que la bataille est, dans cette société très rigide, le seul moment où un individu peut espérer significativement améliorer le sort matériel de sa lignée, et plus important encore, sa position dans un monde très hiérarchisé. John Keegan parle d’Azincourt comme d’une ruée vers l’or, associant des milliers d’opportunistes assez peu motivés, n’en déplaise à Shakespeare, par la quête désintéressée de l’honneur. Pour des milliers de petits nobles et de roturiers misérables, c’était l’occasion, enfin, de s’enrichir vraiment – il suffisait pour cela de mettre à rançon un adversaire riche, ou tout simplement de s’approprier son armure.
Pour les combattants d’Azincourt, la bataille n’est donc qu’une accélération de la vie quotidienne. Elle n’est ni hors la vie, ni même contre la vie. Elle est, somme toute, une bonne affaire.

*

A Waterloo, les données du problème ont déjà considérablement changé.
Les soldats de 1815 pensent beaucoup plus en termes politiques que leurs devanciers du XV° siècle. Leurs motivations sont plus collectives, elles relèvent plus de la conscientisation des enjeux nationaux que des stratégies individuelles et familiales. Le duc de Wellington, par exemple, se méfie des nombreuses troupes hollandaises et belges, nombreuses dans son armée. Il les juge peu fiables, « parce qu’elles préfèrent peut-être Napoléon à leur souverain, le prince d’Orange ».
Les tactiques et techniques de l’époque contribuent encore plus à neutraliser les stratégies individuelles. Le champ de bataille de Waterloo est envahi par une épaisse fumée de poudre noire. Les combattants ne voient à peu près rien. Ils suivent mécaniquement les ordres de leurs officiers, et leur initiative n’est presque jamais sollicitée. Le bruit du canon et de la fusillade, énorme et permanent, empêche toute communication. L’environnement du soldat est déshumanisé. Le champ de bataille lui-même reste assez petit (quelques kilomètres de long), mais à la différence d’Azincourt, il a maintenant la taille critique au-delà de laquelle un observateur, sauf s’il est placé sur une éminence, ne peut plus embrasser l’ensemble du tableau. Et ainsi, à Waterloo, la plupart des combattants ne surent rien de la situation générale, sauf tout à la fin de la journée.
Autre rupture par rapport à Azincourt : contrairement à l’idée reçue, les armées du XIX° siècle débutant ne sont pas religieuses du tout (elles le sont même moins que les armées d’aujourd’hui). Il n’y a d’aumôniers militaires en nombre ni d’un côté, ni de l’autre. Du côté français, c’est l’hostilité qui prévaut à l’égard de la religion catholique (les soldats de Napoléon sont, en grande partie, les héritiers de la tradition laïque révolutionnaire). Du côté anglais, c’est l’indifférence, avec un seul aumônier anglican par division, que la plupart des soldats ne voient jamais. Pas trace non plus d’une pratique protestante importante. Les armées de Waterloo ne s’intéressent pas à la religion.
Dans ce contexte où tout pousse à la création de dynamique collective, les troupes ne réagissent plus comme à Azincourt, par une addition de mouvements individuels entrant en interaction chaotique, mais selon la logique des foules unitaires. Les troupes sont entraînées au feu par des officiers qui commandent le mouvement, sans que la majorité des combattants comprennent où on les mène. Arrivés au contact, les soldats combattent pour leur défense personnelle, par réflexe, l’enchaînement des mouvements collectifs ayant créé une situation où les masses d’hommes sont en présence frontales sans vraiment que les individus aient décidé quoi que ce soit. De temps à autre, un mouvement de foule se produit (surtout quand des drapeaux sont menacés), et les combattants sont entraînés dans une action collective où l’élan permet de renverser les rapports de force.
Le comportement des masses en armes qui s’affrontent à Waterloo obéit en fait au schéma défini par les spécialistes du comportement animal : distance de fuite, distance d’attaque. Confronté à un danger, un animal prend la fuite si le danger est assez lointain pour qu’il puisse espérer le fuir, attaque sinon. Le travail des officiers de l’époque (les seuls à conserver la mentalité d’Azincourt, étant donné qu’ils jouaient leur carrière) fut en réalité, au-delà des enseignements théoriques des académies militaires sur l’art de la manœuvre, de conduire une foule en armes en deçà de la distance de d’attaque, en lui dissimulant autant que possible qu’elle franchissait, au passage, les limites de la distance de fuite. Et cet art du commandement fut rendu nécessaire précisément par les mutations survenues depuis Azincourt : une société plus conscientisée, où la guerre était devenue une nécessité politique, mais aussi une assez mauvaise affaire sur le plan des participants immédiats, dut ruser avec elle-même pour accomplir la nécessité.
Cet art de la guerre explique que selon tous les témoignages, dans les batailles de l’époque, c’est par l’arrière des unités que la panique gagne les masses en armes. Aux premiers rangs, la distance d’attaque est franchie, donc la foule réagit par l’agressivité. Au milieu de la formation, les troupes sont au-delà de la distance de fuite, elles hésitent. Mais à l’arrière, la distance de fuite n’a pas été franchie, donc les hommes peuvent, surtout s’il n’y a pas d’officiers pour les repousser l’épée dans les reins, céder à la panique et s’enfuir.
D’où, également, le code de l’honneur particulier des armées de cette époque : il est essentiel que les troupes témoignent d’un véritable mépris du danger, justement parce que le danger a cessé d’être méprisable. Si les armées de l’époque sont si « mécanistes », si tout semble fait pour réduire le combattant au rôle d’automate, c’est justement parce que la guerre a cessé d’être une bonne affaire, et qu’en conséquence, si le combattant se mettait à réfléchir, il prendrait instantanément les jambes à son cou.
Keegan montre l’armée anglaise à Waterloo, héroïque par certains côtés (elle sut rester ferme face à l’assaut de la Garde Impériale, ce qui n’était pas un petit exploit), comme un agrégat de gens manipulés, partagés entre la peur de mal faire (conscientisation politique) et celle de se faire tuer (diminution de la précarité de la vie ordinaire, ensauvagement de la mort). C’est une armée psychologiquement beaucoup moins prête que celle d’Azincourt, par rapport au niveau de violence qu’elle va devoir affronter sur le champ de bataille – d’où, sans doute, sa redoutable consommation d’eau de vie.
D’Azincourt à Waterloo, la guerre a cessé de faire partie de la vie. Elle a basculé du côté du négatif, de ce qui ne peut être toléré que par le travestissement. Elle est devenue une ennemie du genre humain.

*

En 1916, avec la bataille de la Somme, ce processus est achevé. Le soldat de 1916, tel que le décrit John Keegan, ne fait plus la guerre à l’ennemi. Il ne le voit presque jamais, ou alors de très loin. Il fait la guerre à une abstraction, une abstraction qui est la guerre, et qui se concrétise par une agression permanente. Le mot d’ordre pacifiste, « guerre à la guerre », ne fait finalement qu’exprimer la réalité de ce que vivent les soldats sur le front : la guerre les tue, elle est une réalité totalement extérieure à eux-mêmes.
Les soldats anglais de 1916 sont des civils en uniforme. Même s’ils sont généralement volontaires (la conscription n’a pas encore eu le temps de fournir les gros bataillons des troupes actives), ce sont fondamentalement des hommes habitués à « fonctionner » dans les sociétés très policées du début du XX° siècle, avec un taux d’homicide comparable au taux actuel, donc très faible, et, en dépit d’un paupérisme bien réel, une existence assez peu précaire. Issus de toutes les classes sociales (plutôt la bourgeoisie pour les officiers), ils ne sont en rien préparés au choc énorme que va représenter pour eux l’immersion soudaine dans un milieu encore bien plus violent que les champs de bataille d’Azincourt ou de Waterloo. Si l’expérience du combattant médiéval minimisait les facteurs traumatiques presque jusqu’à les éliminer, leur expérience maximise ces facteurs jusqu’au point où une très forte proportion d’entre eux sortira de la guerre traumatisé à des niveaux divers (du syndrome d’hypervigilance jusqu’au shell shock pur, avec tremblement convulsif permanent).
Ces civils en uniforme sont plongés dans un environnement tellement terrifiant, par rapport à leur expérience antérieure, qu’aucune initiative ne leur est demandée. Ils sont entrés pour la plupart dans le combat par suite d’un long travail de conscientisation politique (nationalisme). Cette conscience politique ne peut, cependant, suffire à garantir leurs réactions face à la terreur absolue qui émane d’un champ de bataille moderne. C’est pourquoi on ne leur demande que des manœuvres extrêmement simples, en espérant que, tétanisés par la violence industrielle que l’artillerie déploie autour d’eux, ils obéiront comme des automates. La logique sous-jacente au maniement des foules en armes de Waterloo trouve là son aboutissement. Le matériel humain est piloté comme n’importe quel autre matériel.
La bataille de la Première Guerre Mondiale consacre la supériorité du matériel industriel sur la bravoure, l’enthousiasme ou même la discipline des combattants. Tout dépend, en pratique, de l’efficacité de l’artillerie – le seul travail de l’infanterie est d’avancer sur une position rasée par le bombardement, ou, si le bombardement a échoué, de se faire hacher menue dans les barbelés de l’adversaire, par le tir mécanique et préréglé des mitrailleuses opérant en batterie. La mécanisation est devenue le facteur décisif dans la constitution du rapport de force. Keegan estime qu’un homme servant une mitrailleuse de l’époque déploie une puissance de feu équivalente à 40 fantassins. Et il souligne qu’en outre, à la différence du feu d’infanterie qui dépend de l’état de motivation des fantassins, la mitrailleuse peut tirer par simple balayage, de sorte que l’opérateur n’a pour ainsi dire qu’à appliquer le plan de tir prédéfini. La décision humaine a été évacuée du processus de mort.
Le 1 er juillet 1916, les troupes anglaises qui avancent dans le no man’s land à l’assaut des positions allemandes sont, nous dit l’historien britannique, constituées de zombies. Pour les faire sortir de leurs tranchées, on a donné aux hommes exactement la ration d’alcool dont ils avaient besoin pour être grisés, sans être incapables de marcher. Keegan cite le cas de régiments où la distribution ne s’est pas effectuée normalement : ceux qui ne reçurent pas d’alcool, comme ceux qui par erreur reçurent double ration, ne purent pas sortir des tranchées, ou y revinrent précipitamment à peine sous le feu de l’ennemi. Les autres, immense troupeau d’hommes à demi assommés par la gnôle, avancèrent comme une armée de somnambules, jusqu’à la mort beaucoup d’entre eux.
Les communications sur le champ de bataille de la Première Guerre Mondiale sont très aléatoires. Une fois l’action engagée, il est difficile pour un état-major de savoir ce qui se passe en ligne, et encore plus difficile de transmettre des instructions. C’est pourquoi l’attaque anglaise du 1 er juillet 1916 présente un caractère mécaniste et déshumanisé particulièrement impressionnant. Environ 150.000 Anglais sortent de leur tranchée, en une immense série de vagues successives, sur des dizaines de kilomètres de front. Ils avancent à travers un terrain bouleversé par les obus. 21.000 sont tués au soir, 40.000 ont dû être évacués pour blessure grave. La plupart n’ont pas vu l’ennemi : ils sont tombés dans le no man’s land, frappés par une balle de mitrailleuse tirée par un Allemand invisible à des centaines de mètres, et qui ne visait rien en particulier, se contentant de balayer son champ de tir. Du point de vue du soldat anglais ordinaire, la bataille de la Somme n’est pas une bataille, c’est un processus industriel de massacre, presque comparable au fond au processus d’extermination dans les camps de la mort nazis – « Les tranchées furent les camps de concentration de la Première Guerre Mondiale », avoue John Keegan.
Pour le Tommy ordinaire de 1916, la Somme n’est pas l’affrontement des Anglais en brun et des Allemands en gris-vert, c’est le massacre des hommes par les machines.

*

Keegan conclut son étude par une réflexion sur les batailles de demain. Des exemples qu’il a étudiés, il tire une règle générale : la technologie a fait de la guerre une expérience de plus en plus radicalement étrangère à la vie des guerriers eux-mêmes. Passons sur les considérations tactiques et techniques qui n’intéresseront probablement pas le lecteur, et allons au cœur du propos : la question que se pose Keegan, c’est « faut-il mettre la guerre hors la loi ? », ou si l’on préfère : « comment continuer à faire faire la guerre par des hommes, si la guerre est devenue inhumaine ? »
Keegan donne des chiffres très instructifs sur l’impact psychologique des guerres contemporaines. Etant donné le niveau de violence industrielle incroyable déployé par les armements contemporains, depuis la Seconde Guerre Mondiale, on estime qu’un soldat n’est « utilisable » qu’au maximum sur une période de 3 ou 4 mois. Au-delà, l’usure nerveuse débouche mécaniquement sur un « point de rupture », et l’individu devient inapte au combat, il sombre dans la folie, l’aboulie ou la dépression. N’échappent à ce syndrome qu’une faible proportion d’individus qui prennent plaisir à se trouver en situation de violence extrême – environ 2 % des combattants.

Rédigé dans les années 70, le livre de l’historien britannique se conclut par une description de l’évolution à laquelle nous assistons aujourd’hui. La guerre, désormais, sera faite pour l’essentiel par des professionnels – parce que seuls des professionnels peuvent servir des armements d’une efficacité formidable, mais complexes et très coûteux. Elle associera des techniciens spécialisés opérant souvent à distance, par des systèmes d’arme perfectionnés, à des baroudeurs capables d’agir dans les situations de stress extrême propres au combat moderne (les 2 % d’hommes qui aiment le danger). Et à côté de cette petite minorité de professionnels, qui vivront par et pour la guerre, la majorité ignorera les batailles – et voudra les ignorer, coûte que coûte.