mardi 2 mars 2010

Panem et circences.

Ce qui est vrai des individus est vrai des peuples. Que l’Esprit de gourmandise, c’est-à-dire de recherche, de délicatesse, d’excès dans les aliments, le luxe de la table, ou, comme on parle aujourd’hui, l’amour du confortable, s’empare d’une époque : vous verrez s’étendre dans les mêmes proportions l’affaiblissement de l’intelligence, l’abrutissement de l’humanité et l’étiolement de la race. A cette époque, qui se vantera de ses lumières, ne parlez ni du monde surnaturel, ni de ses lois, ni de ses agents, ni de ses rapports incessants avec le monde inférieur, elle ne vous comprendra pas : Animalis homo non percipit.

Il lui reste juste assez d’intelligence pour apprécier, comme l’animal, ce qu’elle voit de ses yeux et touche de ses mains ; pour diriger une opération mercantile, concevoir une spéculation de bourse, construire des machines, fabriquer des tissus et juger de la qualité d’un produit. Ses lumières ne vont pas au delà. L’activité humaine, l’industrie et la civilisation se rapporteront au culte des sens. Afin de le pratiquer dans toute sa splendeur, il s’établira mille professions plus matérielles et plus matérialistes les unes que les autres.

La politique elle-même marchera dans cette voie. Au lieu d’être l’art de moraliser les peuples, elle sera l’art de les matérialiser. Que des attaques incessantes ébranlent tous les dogmes, fondements des sociétés et des trônes, elle s’en inquiétera peu. Mais, si elle parvient à mettre l’homme en état de bien manger, de bien boire, de bien digérer et de bien dormir, elle croira avoir accompli toute justice, et proclamera que tout est au mieux dans le meilleur des mondes.

Politique des éleveurs de bestiaux ! qui ne comprend plus que l’homme ne vit pas seulement de pain, et qu’on ne régénère pas un peuple en l’engraissant. Politique des aveugles ! qui conduit le monde à une répétition de Ninive avec Sardanapale, de Babylone avec Balthasar, de Rome avec Héliogabale. Mais alors, de l’homme, devenu chair, l’Esprit de Dieu se retirera ; et, comme les empires que nous venons de nommer, le monde périra étouffé dans le cloaque de ses mœurs.

Est-ce là que nous tendons ? Ce que nous pouvons affirmer, puisqu’il frappe tous les regards, c’est le mépris général du prêtre, représentant de l’ordre moral ; c’est le discrédit des sciences qui n’ont pas pour objet direct l’augmentation du bien-être ; c’est la difficulté toujours croissante de faire entrer dans la tête des enfants les vérités élémentaires de la religion ; c’est, dans les générations formées, l’affaiblissement visible du sens chrétien et l’indifférence stupide pour tout ce qui s’élève au-dessus du niveau des intérêts matériels ; c’est l’augmentation rapide des cabarets et des lieux de consommation. (Au dernier recensement fait en France, ils avaient atteint le chiffre monstrueux de 500,000 ! Depuis ils n’ont pas diminué, au contraire).

Que prouvent, avec vingt autres, ces phénomènes inconnus jusqu’ici ? Ce qu’ils prouvent, c’est le débordement du sensualisme. Ce qu’ils prouvent, c’est que nous marchons à grands pas vers cette indescriptible époque de la décadence romaine, où la vie se résumait en deux mots : du pain et des plaisirs, panem et circenses. Ce qu’ils prouvent, enfin, c’est qu’une infinité d’hommes sont tombés des hauteurs du spiritualisme chrétien, pour vivre uniquement des sens, par les sens et pour les sens.

Or, il ne faut pas l’oublier : les hommes repus ou avides de jouissances deviennent ingouvernables. L’esclave engraissé regimbe (Deuter., XXXII, 15) ; s’il parvient à détacher ses chaînes, il les brise sur la tête de ceux qu’il appelle ses tyrans. Alors les crimes succèdent aux crimes, les catastrophes aux catastrophes, les douleurs aux douleurs. Nous préserver de pareilles calamités est le bienfait, de plus en plus nécessaire, du don d’entendement. Est-il aisé d’en mesurer l’étendue ?

Mgr Gaume - Le Traité du St-Esprit.