vendredi 2 avril 2010

La généalogie de la Superclasse Mondiale.

Le site Polémia nous livre une étude brillante, sans concession mais nuancée, sur ceux que certains croient constituer une caste homogène, surpuissante, machiavélique et comploteuse, et dont d’autres nieraient presque l’existence, au motif que la reconnaître serait caricaturer une réalité plus complexe.
Ce qu’est réellement cette oligarchie et comment elle s’est constituée est, de fait, une question centrale, riche d’enseignements sur les mutations idéologiques et sociales de l’Occident depuis deux siècles, comme sur l’avenir de l’Europe et du monde.
Une question qui impose, pour parvenir à une perception lucide de la situation, de dépasser des représentations et clivages obsolètes, notamment politiques et économiques. Sans quoi, le « Système » pourrait bien continuer encore d’égarer les naïfs dans son labyrinthe, marchand de rêves messianiques faits par d’autres et pour d’autres.


I – Il convient au préalable de définir ce que l’on entend par superclasse mondiale
Que signifie cette expression ? Trois termes significatifs :
– c’est une classe, soit un groupe social qui présente des traits particuliers durables qui le distinguent des autres ;
– elle se situe au-dessus des autres, en particulier au-dessus des anciennes élites nationales ;
--elle est mondiale, car son projet est mondialiste.

A/ Cette classe peut se définir comme un réseau occidental de dirigeants, diversifié et interactif
Il comprend notamment :
- les responsables des banques mondiales et de la finance internationale qui commandent à l’économie ;
- les responsables des entreprises transnationales ou post-nationales ;
- les participants aux forums mondiaux ou régionaux (G-7, G-20, Davos, Rounds, etc.) : ils fixent des évolutions qui s’imposent aux gouvernements et aux acteurs économiques, alors qu’ils n’ont aucun statut constitutionnel ni d’organisation inter-étatique ;
- les responsables des fondations et les ONG [Organisations Non Gouvernementales] qui concurrencent les Etats en pratiquant l’ingérence (et qui sont notamment financés par les entreprises transnationales) ;
- les médias mondiaux, c’est-à-dire ceux qui produisent des signes et du sens (ils appartiennent aux grands groupes mondiaux) ;
- les « autorités morales », c’est-à-dire les réseaux d’influence, clubs, think-tanks [groupes de réflexion], associations, cultes ; elles sont en interaction avec le pouvoir médiatique et dominent la classe politique ;
- les dirigeants des principales centrales syndicales (en interaction avec le patronat et le pouvoir politique) ;
- les responsables des partis institutionnels occidentaux et de la haute administration (ils sont sous l’influence des médias et il y a osmose croissante entre la haute fonction publique, la classe politique et les dirigeants des grandes entreprises).
Le tout, constitué par ce réseau, est plus que la somme de ses parties, car l’action de chacun contribue à renforcer le Système d’interactions qui le constitue. La SCM s’exprime au travers d’un réseau de relations (cf. David Rothkopf, « La Caste », Ed. Robert Laffont, 2009), qui offre en lui-même de multiples avantages réciproques.
Mais ce réseau est hiérarchisé (le super-pouvoir financier est au sommet et la classe politique est plutôt en bas).

B/ En quoi cette superclasse mondiale se distingue-t-elle des anciennes élites dirigeantes ?

1) La SCM possède en effet un certain nombre de caractéristiques des classes dominantes dans l’histoire :
- elle est peu nombreuse, en proportion de la population : elle comprendrait, selon les auteurs, 6.000 membres à l’échelle mondiale (David Rothkopf), ce qui est sans doute trop étroit. Le nombre de millionnaires en dollars s’établirait à 8,6 millions d’après l’agence Merril Lynch (Le Figaro du 25 juin 2009) ; ils détiendraient 32.800 milliards de dollars. [Il s'agirait de quelques dizaines de millions de personnes], d’après Samuel Huntington ;
- elle cumule la puissance temporelle et la richesse : ce réseau de dirigeants mondiaux cumule les pouvoirs économique, culturel, médiatique et politique, pouvoirs désormais largement interchangeables en Occident ; il réalise une interaction permanente entre ces pouvoirs, mais il repose à la base sur la possession et l’accumulation de la richesse (pléonexie), car c’est elle qui permet finalement de maîtriser tous les autres pouvoirs en Occident.
En effet, l’argent se transforme en pouvoir de différentes façons ; c’est en particulier un moyen simple de gagner les élections (selon Rothkopf, aux Etats Unis, 40% des membres du Sénat et 28% des membres de la Chambre des représentants seraient millionnaires) et le pouvoir est en retour un moyen de développer son influence et les occasions de s’enrichir plus (sinon, on ne voit pas pourquoi tous ces riches se lanceraient en politique).
En outre, les entreprises mondiales ont désormais une surface financière bien supérieure à celle des Etats : David Rothkopf fait remarquer que, sur les 166 entités qui représentent plus de 50 milliards de dollars de PIB en 2007, seulement 60 sont des Etats ; ou que les 250 plus grandes entreprises mondiales avaient en 2007 un chiffre d’affaires de 14.870 milliards de dollars, soit un tiers de la production mondiale et un montant plus important que le PIB des Etats-Unis ou de l’Union européenne ;
- elle est constituée, à l’origine, à partir d’éléments audacieux et sélectionnés (mais principalement par l’esprit d’entreprise et la concurrence économique, de nos jours) ; la SCM est une classe entreprenante : elle repose sur l’esprit d’entreprise, qui est le versant positif de l’esprit bourgeois ; elle a une approche entrepreneuriale en tout ce qu’elle fait : des médias aux campagnes électorales ;
- elle repose sur des mécanismes de reproduction sociale (même si ce réseau n’est pas fermé : on peut y accéder au moins à la base et on peut aussi en sortir) d’autant que la mobilité sociale s’est nettement réduite en Occident, par rapport à ce qu’elle était encore dans la seconde moitié du XXème siècle ; le recrutement familial est aussi une caractéristique de cette classe : il y a des dynasties politiques, médiatiques ou économiques.

2) En outre, la SCM récapitule beaucoup des traits classiques de la bourgeoisie au XIXème siècle, tels que décrits par les observateurs traditionnels (par exemple, Donoso Cortes et son analyse de la « classe discutante », Werner Sombart, etc.) ou socialistes (Marx notamment).
Werner Sombart oppose ainsi l’idéal-type du bourgeois à celui du seigneur (de l’aristocrate) : le bourgeois est celui qui compte, qui calcule, qui épargne et prend son profit ; le seigneur est celui qui donne (y compris sa vie) et qui dépense sans compter, qui méprise l’argent, car ses principes ne sont pas de l’ordre du matériel mais du spirituel (sens de l’honneur, du devoir, de la lignée). Le bourgeois cherche à optimiser l’intérêt personnel : il est « la mesure de lui-même » ; l’aristocratie repose, au contraire, sur le dépassement et le don de soi (l’esprit de service et de sacrifice). Le bourgeois a des droits, l’aristocrate des devoirs (« Noblesse oblige »).
D’après Sombart, l’esprit capitaliste résulte de la combinaison de trois forces : l’appât du gain (la passion de l’or), l’esprit d’entreprise et l’esprit bourgeois. C’est la combinaison de l’appât du gain et de l’esprit d’entreprise qui explique la naissance de l’entreprise capitaliste. Mais l’esprit bourgeois a évolué. A l’origine il était marqué par l’épargne et la tempérance.
Au XIXème siècle apparaît une nouvelle race d’entrepreneurs qui tiennent à la fois du flibustier et du calculateur : le but est alors d’étendre les affaires et les profits sans limite, d’obtenir des gains de plus en plus rapides, de prendre d’assaut le client et d’obtenir la suppression de ce qui fait obstacle à la course au gain (d’où la formulation d’un libéralisme de plus en plus radical, qui culmine aujourd’hui dans le mondialisme libre-échangiste). C’est la mutation culturelle du capitalisme qu’a analysée au XXème siècle le sociologue Daniel Bell.
Marx a, de son côté, mis en lumière comment la bourgeoisie avait, aux XVIIIème et XIXème siècles, contribué à rompre avec l’ordre ancien : en particulier, comment elle détruisait les institutions traditionnelles comme la famille et la nation, en substituant la logique contractuelle à celle des liens naturels. L’évolution de l’idéologie des droits de l’homme – création de la petite bourgeoisie au XVIIIème – confirme la pertinence de cette analyse, puisque la revendication de ces « droits » est devenue aujourd’hui un moyen de dissoudre les droits de la citoyenneté, de la nationalité et les identités, perçus comme autant d’obstacles au triomphe du marché (ce qui explique pourquoi les grandes entreprises s’y rallient (comme pour la discrimination positive, par exemple). Il a aussi mis en lumière que la tendance profonde du capitalisme à la concentration et à la financiarisation sapait la propriété et la liberté individuelles, qui étaient pourtant les ressorts initiaux du système.

3) La SCM possède cependant des caractéristiques nouvelles qui la distinguent des anciennes élites dirigeantes européennes :
- c’est une classe dénationalisée, car le réseau qui la compose est de plus en plus mondial (à mesure que les entreprises sont de plus en plus transnationales). C’est une classe déracinée qui veut se sentir partout – c’est-à-dire nulle part – chez elle ; ce qui induit un comportement indifférent, « touriste », vis-à-vis des communautés dans lesquelles elle est installée (mais finalement toujours plus ou moins provisoirement). Le développement des moyens de communication donne à la SCM une assise presque mondiale (l’Afrique exceptée) et des leviers d’action largement instantanés et immatériels ;
- c’est une classe qui s’est coupée du reste de la population. Cette classe est « bullocrate » (Jean-François Kahn) : elle vit dans une bulle qui la protège de ce que subit le reste des hommes et de ce qu’elle leur fait subir. Cette situation est nouvelle car, dans l’histoire, les riches et les puissants ont toujours plus ou moins côtoyé les moins riches ou les pauvres, en particulier parce qu’ils les protégeaient ; aujourd’hui, la SCM a la possibilité de vivre dans un monde à part, qui limite les contacts avec le reste de la population au strict minimum :
- bulle financière et patrimoniale : cf. les « parachutes dorés », les possibilités d’expatrier sa richesse, l’optimisation fiscale, l’appel au contribuable pour compenser les erreurs de gestion et venir au secours des banques et des entreprises ; ce phénomène de bulle patrimoniale se traduit aussi dans l’élargissement de l’éventail des revenus à son profit, qui est aussi un autre aspect de la mondialisation de l’économie, à savoir l’accroissement des inégalités de revenu et de fortune. D’après Rothkopf, l’éventail des salaires aux Etats-Unis est passé de 1 à 20, à 1 à 350, au profit des patrons de grandes entreprises. Les rémunérations dans les 23 plus grandes institutions financières américaines pourraient dépasser 140 milliards de dollars en 2009, soit +20% par rapport à 2008, d’après le Wall Street Journal du 14 octobre 2009, etc. ;
- bulle sécuritaire : quartiers, lieux de résidence, de travail, de villégiature et modes de déplacement protégés – en particulier des réalités déplaisantes de l’immigration et de l’insécurité en Europe. L’évolution des comportements sécuritaires de la SCM, en particulier de la classe politique, témoigne physiquement de sa coupure croissante avec le reste de la population ;
- bulle culturelle : avec les écoles et les établissements d’enseignement privilégiés pour ses enfants, la SCM est aussi la seule à tirer profit du marché mondial de l’art déraciné, alors que par ailleurs la marchandisation du monde appauvrit, chaque jour un peu plus, la culture dévolue au reste des hommes (cf. la dégradation générale des médias et de l’enseignement en Occident) ;
Grâce à ce statut privilégié, la SCM est parvenue à encaisser uniquement les bénéfices de son action et à externaliser les risques et les pertes sur le reste de la population. Elle peut donc célébrer « la mondialisation heureuse », comme le dit Dominique Strauss-Kahn, car elle n’est heureuse que pour elle. La différence est de taille, avec les anciennes élites qui payaient régulièrement, de leur sang ou de leur faillite honteuse, leur statut privilégié.
La SCM a en outre succédé, en Occident, à la génération qui a vécu la Seconde Guerre mondiale : héritière de mai 1968, elle a grandi dans la facilité et l’abondance et n’a jamais été confrontée à des enjeux tragiques (alors que la bourgeoisie au XIXème avait connu les guerres et les révolutions) ; c’est une classe d’enfants gâtés ;
- c’est enfin une classe nettement déchristianisée : elle a adopté un messianisme qui n’est pas chrétien, mais antichrétien Ce messianisme repose sur une hérésie, c’est-à-dire le projet de réaliser le paradis sur terre (repris aux communistes) par la destruction des nations, l’accès de tous au bonheur matériel et l’instauration d’un gouvernement mondial (qui conduira à la fin de l’Histoire).
Ce messianisme débouche sur un constructivisme qui ne voit plus les peuples que comme une cire vierge (héritage de l’esprit des Lumières), qu’il convient de déconstruire et de reformater en fonction du projet. Elle a donc le plus profond mépris pour la liberté, la souveraineté et la liberté des peuples. Ce messianisme va à l’encontre de l’incarnation, qui repose au contraire sur la valorisation de la diversité humaine et naturelle, comme reflet des multiples visages de la divinité.
Donoso Cortes définissait la bourgeoisie comme une « classe discutante », c’est-à-dire qui discutait, contestait toute autorité autre que la sienne. La SCM est, elle, une « classe méprisante », qui n’a que mépris pour son prochain, réduit à l’état de ressource (humaine). Il suffit de voir comment les membres de cette oligarchie parlent de leurs concitoyens (les gens, les français, …) ou traitent leurs opposants.
La SCM est ainsi atteinte de démesure : depuis la chute du fascisme, du communisme et la marginalisation du catholicisme, elle croit à son élection historique sinon divine. Elle croit qu’elle a le droit de faire le bonheur des gens malgré eux, et de tout bouleverser (elle dit « moderniser ») pour que son règne arrive.

(…)

12/2009