lundi 5 avril 2010

Le choc des civilisations.

Mythe et réalités

(…)

A la source des civilisations, il y a toujours une religion

Il y a un point de vue extrêmement simple, un critère qui permet de hiérarchiser les civilisations. J’aurais tendance à exprimer la chose de la manière suivante : “Dis-moi quel est ton dieu et je te dirai qui tu es.” Tant vaut le dieu qui fonde et inspire, de sa naissance à sa mort, une civilisation, tant vaut cette civilisation. À la source des civilisations, comme au principe de leur conservation au cours de leur histoire, il y a toujours eu la religion. C’est d’elle que découlent tous les aspects de la culture, c’est elle qui modèle la civilisation entendue comme manière d’être de l’homme. (…) La culture athénienne, le monde romain, le monde médiéval sont les produits spécifiques respectivement du paganisme et du catholicisme, ils incarnent la conception que les peuples se sont faits de Dieu et de l’absolu. Telle est la manière dont les hommes se représentent Dieu, telle est la manière dont ils s’organisent et façonnent le monde. Leur monde reflète l’idée qu’ils se sont faits du divin.
Autre façon de dire la même chose : la laïcité, cela n’existe pas, cela n’a jamais existé, cela n’existera nulle part. Une civilisation, quelle qu’elle soit, ne peut être qu’une extériorisation au plan temporel d’un dieu qui en est toujours l’âme et le principe. De là découle que les civilisations seront aussi spécifiques que les dieux qui les ont inspirées le sont eux-mêmes, et qu’elles vaudront ni plus ni moins que ce que valent ces dieux. Leur valeur grandit ou diminue à proportion de la distance plus ou moins grande qui les rapproche ou les éloigne du Dieu vrai dont les autres ne sont jamais qu’une caricature. (…)
Le Dieu chrétien, par les caractères qu’Il présente et que n’importe qui peut observer, a un impact positif sur la civilisation. Ils lui sont propres, porteurs d’une organisation temporelle du monde dont les autres civilisations sont incapables parce que le dieu qui les anime est démuni de ces attributs ou qualités. Quels sont donc ces caractères ? Je crois qu’on peut les déduire de la nature concrète de la civilisation occidentale.

Un Dieu qui nous demande de nous dépasser

D’abord, sur le plan civilisationnel qui nous intéresse ici, le Dieu chrétien est un Dieu transcendant, d’une transcendance qui n’est pas séparative car ce Dieu s’incarne, il descend vers nous, il nous invite à monter vers Lui : loin de nous abaisser, il nous pousse à nous élever jusqu’à Lui pour nous efforcer d’être digne de l’image de Lui qu’il a inviscérée en notre personne. La transcendance du Dieu chrétien n’a rien à voir avec la transcendance musulmane : c’est une transcendance qui élève au lieu d’abaisser. Sur le plan civilisationnel, cela a une conséquence tout à fait prodigieuse : le Dieu chrétien est un Dieu qui invite l’homme à se dépasser sans cesse. Ce n’est ni Brahmâ, ni le Tao, ni Allah qui diraient : ”Imitez-moi”, c’est Jésus-Christ qui le dit et Lui seul. Le Dieu chrétien nous invite à nous dépasser nous-mêmes, autrement dit, il invite la société qu’il ”investit” à ne pas s’endormir, ne pas s’amollir, ne pas se contenter de soi, à s’exercer sans cesse à une tension intérieure pour faire toujours mieux dans tous les domaines. Le monde occidental originel est un monde de l’effort permanent, à l’opposé des trois autres univers évoqués précédemment.
En effet, dans le monde musulman et sans doute en raison de la transcendance boiteuse qui le caractérise, l’homme n’est pas appelé à un dépassement de soi, rien ne tenaille son univers, ni exigence ni effort. Allah est transcendant, mais sa transcendance est celle d’un dominateur, d’un maître, détaché de l’humanité qu’il dirige, extérieur à elle, il lui donne, mais jamais ne se donne. Cette transcendance n’élève pas, elle écrase. De plus, en ignorant que “de minimis non curat prætor”, et que ce prætor, c’est le Dieu chrétien, elle se perd dans le détail, la minutie, l’accessoire, au détriment de la magnanimité. Elle prive ainsi l’homme de toute initiative, elle achève de l’asservir. La transcendance islamique écrase l’homme et le conduit directement vers l’immobilisme, au point que l’on peut dire que l’islam n’a d’histoire que depuis que nous lui en avons donné une. (…) L’Occident, lui, est actif, il lui est interdit de rester en friche.

Un Dieu qui prédispose à la conscience de soi

Le second caractère du Dieu chrétien, c’est la personnalité : Dieu est conscient de soi, dans le christianisme. Dieu est Logos. C’est un caractère qu’il nous délègue, dans une faible mesure, certes, mais qu’il nous délègue : l’homme qui est la réplique d’un tel Dieu est fondamentalement, dans le christianisme, conscience de soi, c’est-à-dire personne. Ce n’est pas par hasard que le “gnoti seauton” est né dans ce monde grec, que la Providence avait voulu pour précéder son “installation historique”. Et ce n’est pas par hasard que Descartes, qui trahit la conscience chrétienne, est né en terre chrétienne quelque temps après. Ni Socrate ni Descartes ne sont concevables ailleurs qu’en Occident. Et lorsque Valéry, pourtant athée, disait qu’”en Occident seulement, Dieu atteint le profond de la conscience”, il avait raison. L’”intimior meo” identifié à Dieu par saint Augustin n’existe nulle part ailleurs qu’en Occident. Cette dimension “conscientielle” de l’homme qui est due à “l’auto-pensée” de Dieu est inconnue des autres dieux : regardez le couple Brahman-Atman ou le Tao chinois absolument exclusif d’une dimension personnelle de Dieu, tout comme Allah d’ailleurs qui ne la connaît pas non plus, immédiat et totalement “irréflexif”. L’Occident, par participation à l’essence d’un tel Dieu, sera une civilisation de la conscience, de la conscience critique de soi-même, capable de se déformer en hypercritique mais positive en tant que telle.

Un Dieu qui nous invite à pénétrer dans l’intelligence du monde

Troisième caractère du Dieu chrétien. Il affirme : “Je suis la Vérité et la Vie”, invitant par là ses disciples à s’y attacher puisqu’il l’incarne. Les disciples d’un tel Dieu ne seront pas la vérité, ils pourront tout au plus la chercher ou essayer de la posséder. Où donc ? Dans les livres. Il n’y en a jamais eu que deux : l’écriture, le Livre de Dieu, et aussi le livre du monde qui a également Dieu pour auteur. En d’autres termes, il y a un ordre du monde à l’observation duquel le Dieu chrétien convie notre raison. Et dont, chose extraordinaire, la foi peut devenir, par accident, l’instrument de la raison : “Credo ut intelligam”. Je crois, non seulement pour être sauvé, mais aussi parce que de surcroît ma foi me permet de comprendre des choses que ma pauvre raison n’aurait pu atteindre seule. Le Dieu chrétien invite l’homme, par la connaissance, à déchiffrer un ordre du monde dont sa pensée est l’auteur. Il nous invite à pénétrer dans l’intelligence du monde, mieux encore que ne le faisaient déjà les Grecs. La civilisation occidentale, comme l’athée Husserl le reconnaissait lui-même “c’est le désir de connaître infiniment”. Aristote aurait dit : “d’actualiser la faculté naturelle supérieure de l’animal logique”, par opposition encore et toujours avec l’islam, l’Inde et l’Orient.
En effet, Allah n’exige que soumission, une foi servile que les scholastiques qualifiaient parfois d’”obsequium fidei”. Elle est l’acceptation totale de ce qu’Allah nous enjoint de penser et de faire pour accéder au paradis qui est un paradis charnel. Il ne demande pas à l’homme de le connaître, ni de connaître le monde. Il demande simplement à l’homme d’avoir en lui une espèce de foi du charbonnier modèle arabe qui suffira à son bonheur. L’islam a toujours ignoré la “theoria”, la Vérité en soi, il ne recherche rien d’autre que l’accomplissement de gestes qui commandent l’accès au paradis charnel, d’où l’infécondité scientifique et technique du monde arabe qui est d’origine religieuse. Auguste Comte et ses semblables se trompaient en disant que les Arabes devaient aux Grecs les sciences expérimentales et que nous leur devions la Renaissance. Cela est impossible, parce que ce serait métaphysiquement ou plutôt théologiquement contradictoire. (…)

Une volonté d’ordonner le monde

Enfin, dernier caractère parmi les plus manifestes du Dieu chrétien, Il est un Dieu créateur. Créateur d’ordre, Il ordonne le chaos par lequel le monde a commencé. Il produit de l’ordre, ce que les scholastiques plus tard appelleront “l’ordo universum”, l’ordre du monde que l’homme doit imiter et dont il doit s’inspirer dans l’ordre pratique, dans l’ordre politique tout particulièrement, qui est l’ordre pratique par excellence. Dans l’ordre politique, quand un opérateur sage et diligent, un fondateur d’état par exemple, travaille, il fait quelque chose d’analogue à ce qu’a fait Dieu en ordonnançant initialement l’univers. (…)
C’est ce que les Grecs et les Romains ont essayé à leur manière. À travers la Cité, la République, l’Empire, ils cherchaient à bâtir une société en quête d’harmonie, d’ordre et de raison. Cette volonté d’ordonner le monde pratique est propre à l’Occident préchrétien et chrétien. Dans son discours sur la “civilisation amoureuse de l’ordre”, Maurras écrit : “Le grand effort de la civilisation ne consiste qu’à sortir de la confusion. Distinguer, analyser, classer pour organiser”. La philosophie chrétienne est la source de cette pensée.
Le concept d’État est ignoré par l’Islam et par l’Orient qui préconisent la force sous toutes ses formes tout simplement parce qu’elle symbolise la transcendance aveugle du dieu correspondant. Le despotisme oriental, dont Montesquieu nous dit justement qu’il est d’origine islamique, ignore l’ordre et assujettit les hommes à l’usage de la force arbitraire, acceptée comme telle parce qu’”à transcendance nue, force nue”. Les formes du pouvoir politique y sont essentiellement élastiques. On ne songe pas à créer un ordre, des normes, des règles auxquelles soumettre les individus, car ces impératifs seraient étrangers à un monde en perpétuelle mutation qui exige que l’homme s’adapte pour trouver le bonheur.
En Occident, Dieu souffle aux hommes l’idée que l’ordre est un impératif pratique, et leur fait ainsi concevoir l’État. Là où le Dieu ne pense pas l’ordre, là où sa pensée ne débouche pas sur une création ordonnée, il n’y a pas d’état qui tienne. Il y a des substituts d’État : des chefferies tribales, des empires despotiques, des règnes familiaux, consensuels, mous, constamment évolutifs, sans ressort et sans âme : l’État n’existe pas.
La conclusion de ces observations est que si une civilisation creuse l’écart avec les autres, c’est celle de l’Occident originel parce qu’elle encourage l’effort, la réflexion, et engendre la science et la politique. Jusqu’à preuve du contraire, il n’y a que le premier Occident qui ait été capable de produire cela. L’Occident, entendons par là le bloc gréco-romano-médiéval, est, de ce point de vue, la civilisation référentielle, celle qui sans incarner la civilisation majusculaire qui n’existe pas, s’en écarte moins que les autres, c’est-à-dire exprime mieux l’homme universel que les autres à travers son particularisme et sa finitude forcée.

La tension vers l ‘universel

L’Occident classique est la seule civilisation qui ait prétendu explicitement à l’universel, la seule à avoir considéré que ses croyances, mœurs, coutumes, relevaient assez de l’essence humaine pour convenir à tous. Alexandre déjà, César, la monarchie de la “dilatatio fidei”, la monarchie médiévale, que font-ils ? Ils poursuivent un tel idéal, parfois à leur insu, impliquant chez eux la conscience du fait que le monde occidental a quelque chose de normatif et qu’il doit y faire participer les autres civilisations. Alors que, fait historique patent, la Chine accepte de ne valoir que pour elle-même et reste enfermée calmement dans un empire dont elle ne déborde jamais. Le bouddhisme se répand certes, en Orient, mais toujours par accident sans l’avoir voulu ni cherché. L’Islam quant à lui, loin de vouloir se répandre, ne cherche qu’à détruire ce qui n’est pas lui. Il y a un universalisme positif et un universalisme négatif. Le second consiste à détruire l’opposant, le premier à le convertir. L’islam ne cherche pas à convertir, à se dilater, à s’étendre, il cherche tout simplement à supprimer, physiquement au besoin, ce qui n’est pas lui. L’Occident se dilate, tend à s’épandre parce qu’il sent qu’il a le devoir de le faire au nom de l’Universel dont il est porteur là où les autres mondes ne bougent pas, restés figés en eux-mêmes, ou ne se répandent que par accident.
Le deuxième caractère référentiel du monde occidental est d’être consciemment mortel. En raison de l’effort vers l’ordre qui l’anime, il doit devenir et rester ce qu’il est ou se défaire. Les mondes orientaux, eux, connaissent des transformations qui les altèrent sans les détruire. On le voit dans le bouddhisme aux mille visages, aux avatars incessants, qui reste toujours le bouddhisme parce qu’intrinsèquement, il n’est probablement pas grand-chose. L’islam lui-même tolère les édulcorations. L’Asie du Sud-Est en est un exemple. L’islam perdure imperturbablement, sans trop savoir en quoi il consiste d’ailleurs dans la majorité des territoires qu’il contrôle. L’Occident ne supporte pas ce genre d’abâtardissement, il a le choix entre être vraiment lui-même ou s’autodétruire radicalement. Il a commencé de le faire à l’âge des Lumières et il continue aujourd’hui en rejetant les valeurs sur lesquelles il s’était construit, en acceptant une immigration massive qui est une insulte à ces mêmes valeurs, en s’entichant puérilement de “l’autre” jusqu’à devenir par cette valorisation masochiste étranger à lui-même. Il s’agit d’un suicide. Les Romains le disaient déjà des Grecs : “Corruptio meliorum pessima”, la corruption des meilleurs est la pire. La décadence de l’Occident répond à sa grandeur et la confirme en la détruisant.

Caude Rousseau