lundi 5 avril 2010

Le tutoiement est révolutionnaire!

On lit dans les procès-verbaux de la Convention :

Séance du 10 brumaire an II.

Le citoyen Nalbec demande que tous les citoyens soient tenus, sous peine d'être réputés suspects et traités comme tels, de renoncer dans les conversations et rapports de tout genre entre eux à la formule mensongère, avilissante pour celui qui l'emploie, et flatteuse pour celui auquel elle s'adresse, de vous, qui désigne plusieurs personnes alors qu'il ne s'agit que d'un seul, et qu'il dit être une faute de langage, en même temps que c'est une contravention formelle au principe de l'égalité en politique.

Cette pétition est convertie en motion par un membre; il s'engage à ce sujet une légère discussion, qui se termine par un décret portant que la pétition du citoyen Nalbec sera insérée au Bulletin, avec une invitation a tous les citoyens à n'user dans leur langage que d'expressions propres à pénétrer tous les esprits du principe immuable de l'égalité (Procès-verbal de la Convention, tome XXIV, p. 226).


Convention nationale, séance du 10 brumaire

Une députation des Sociétés populaires de la ville de Paris demande que tous les individus qui ont quittés les villes où ils étaient domiciliés pour aller habiter leurs châteaux, soient tenus, ainsi que ceux qui sont inutile à la culture de la terre, de rentrer dans les villes, sous peine d'être regardés comme suspects et traités comme tels.

Un membre de la députation, prenant ensuite la parole, Citoyens représentants, les principes de notre langue doivent nous être aussi chers que les lois de notre République.

Nous distinguons trois personnes pour le singulier, et trois pour le pluriel; et, au mépris de cete règle, l'esprit de fanatisme, d'orgueil et de féodalité nous a fait contracter l'habitude de nous servir de la seconde personne du pluriel lorsque nous parlons à un seul. Beaucoup de maux résultent encore de cet abus; il oppose une barrière à l'inlelligence des sans-culottes; il entretient la morgue des pervers et l'adulation, sous le prétexte du respect, éloigne les principes des vertus fraternelles. Ces observations communiquées à toutes les sociétés populaires, elles ont arrêté, à l'unanimité, que pétition vous serait faite de nous donner une loi portant réforme de ces vices. Le bien qui doit résulter de notre soumission à ces principes sera une preuve première de notre égalité, puisqu'un homme quelconque ne pourra plus croire se distinguer en tutoyant un sans-culotte, lorsque celui-ci le tutoiera, et de là moins d'orgueil, moins de distinction, moins d'inimitiés, plus de familiarité apparente, plus de penchant à la fraternité, conséquemment plus d'égalité.

Je demande, au nom de tous mes commettants, un décret portant que tous les républicains français seront tenus à l'avenir, pour se conformer aux principes de leur langage en ce qui concerne la distinction du singulier au pluriel, de tutoyer sans distinction ceux ou celles à qui ils parleront en seul, à peine d'être déclarés suspects, comme adulateurs, et se prêtant par ce moyen au soutien de la morgue qui sert de prétexte à l'inégalité entre nous.



Philippeaux. — Je demande la mention honorable de cette adresse et l'insertion au Bulletin. L'approbation solennelle que lui donnera l'assemblée sera une invitation qui équivaudra à un décret, et tous les citoyens s'empresseront d'adopter ce langage fraternel.

Basire. — Une invitation ne suffit pas; il faut un décret, qui imprimera aux citoyens un caractère analogue à notre régime républicain, et duquel il résultera de grands avantages.

Charlier. — Je voudrais, si cela pouvait faire l'objet d'un décret, que par le mot vous on désignât un aristocrate, comme on le fait par le mot monsieur.

La proposition de Philippeaux est décrétée





Quant à la proposition faite par Basire à la séance du 21 brumaire, proposition que ne mentionne pas le procès verbal de cette séance, voici comment le Moniteur rend compte de l'incident :

Convention nationale, séance du 21 brumaire.

Basire. — La Convention a reçu des adresses par lesquelles on lui demandait d'ordonner le tutoiement. La Convention n'a pas cru devoir en faire une loi. Cependant il est certain que bien des enfants n'osent pas tutoyer leurs pères et mères; il est certain que les domestiques craignent de tutoyer ceux qu'ils servent; il est certain que dans les lieux publics cet usage coûte à beaucoup de personnes, et peut même entraîner quelques inconvénients, exciter des querelles. Il faut pourtant, après la fête de la Raison, que tous les citoyens se désaccoutument de ce vous ridicule et servile. Je demande que la Convention, au lieu d'une invitation, fasse une loi formelle.

Thuriot. — Je m'oppose à cette mesure. Si tout le monde était à la hauteur des révolutions, on pourrait adopter la proposition de Basire. Mais je crois que dans ce moment, loin d'éviter les inconvénients dont il parle, on donnerait lieu aux persécutions. L'amitié s'est toujours tutoyée. Ce langage fraternel a dû être adopté sans peine par les amis de l'égalité. Mais il est des hommes qui s'étonnent de toute innovation contraire à leurs vieilles et petites idées, laissons donc mûrir celle-ci, imprimons-la dans l'opinion publique; quand la raison aura fait assez de progrès, alors rendons ce décret. On sait bien que le vous est absurde, que c'est une faille contre la langue de parler à une personne comme on parlerait à deux, à plusieurs; mais aussi n'est-il pas contraire à la liberté de prescrire aux citoyens la manière dont ils doivent s'exprimer ? Ce n'est pas un crime de parler mal le français. Je demande qu'en rendant hommage aux principes, en reconnaissant la faculté qu'ont tous les citoyens de se tutoyer, la Convention passe néanmoins à l'ordre du jour.









Le ministre de la guerre à ses frères d'armes.

Paris, le 17 brumaire, an 2 de la république une et indivisible.


Je vous envoie la pétition présentée à la convention nationale, et insérée par son ordre dans le bulletin, pour en propager la connoissance; vous y verrez que, pour rendre le langage plus énergique et plus conforme à la raison, les pétitionnaires proposent de supprimer le vous quand on parle à un seul, et d'y substituer le tu. Cette manière de parler sera facilement adoptée par les sans culottes, parce qu'elle leur est familière : elle est aussi convenable aux principes de l'égalité. Ainsi, frères et amis, je vous invite à vous servir de tu lorsque vous parlerez à un seul, quel que soit !e pouvoir dont il seroit revêtu; il ne pourroit s'en formaliser sans avouer qu'il n'est pas sans-culotte.

J'invite les amis de l'égalité à placarder ma lettre. Salut et fraternité,

BOUCHOTTE