jeudi 4 février 2010

L'origine du Mal.

Le mal, nous l’avons dit, n’existe pas à l’état de substance ; il n’est pas tangible, palpable. C’est un défaut, un vide, un rien, mais un défaut qui vicie un être, un vide qui dépare une substance, un rien qui insulte en quelque manière à la toute-puissante vertu de Dieu remplissant et pénétrant toutes choses. Expliquons-nous.

Le mal, pris en général, peut se définir : le défaut d’une qualité, là où cette qualité est requise à l’intégrité d’un être. Ainsi, que la main ne possède pas la faculté de voir, ce n’est pas un mal, parce que la main n’est pas l’organe de la vision, mais simplement du toucher. Mais que l’œil soit privé de la vue, c’est un mal, parce que l’œil est fait précisément pour voir. Ceci nous semble assez compréhensible. Dans le premier cas l’intégrité du membre n’est pas lésée ; dans le second, elle l’est.

Il y a deux sortes de maux : le mal physique et le mal moral.

Le mal physique est un accident qui porte atteinte à l’intégrité, soit d’un être pris en particulier, soit d’une certaine catégorie d’êtres.

Le mal moral, ou péché, est une lésion de l’ordre voulu de Dieu dans les êtres doués d’intelligence et de liberté. Il y a une intégrité morale comme il y a une intégrité physique. L’intégrité morale consiste en ce que la volonté, restant dans l’ordre voulu de Dieu, y maintienne toutes les puissances de l’âme ; alors c’est le bien, le bien parfait. Y a-t-il une rupture totale ou partielle de cet ordre, c’est le péché. Ainsi le péché résulte-t-il de ce que la volonté s’écarte en quelque manière de la règle posée par la volonté divine.

Or, il est manifeste que Dieu n’est à aucun titre cause du péché. Comment serait-il l’auteur de ce qu’il punit ? demande saint Augustin ; l’auteur de ce qui nie sa bonté, de ce qui insulte à sa puissance, de ce qui méconnaît sa justice, de ce qui, s’il était possible, irait à détruire son être infini ? Non, Dieu ne peut pas plus être l’auteur du péché que la lumière ne peut produire les ténèbres.

Dieu n’est pas même indirectement l’auteur du mal moral, qui est en contradiction absolue avec ses attributs divins, c’est-à-dire qu’il n’autorise le péché en aucune manière ; il n’a donné à personne, nous dit la sainte Écriture, la permission de pécher (Eccl 15, 21). Merveilleuse expression ! La création n’a, dans son vaste sein, aucune place réservée au pécheur et au péché : telle était du moins la première intention de Dieu. La faculté de pécher n’est pas une puissance accordée par le Créateur à sa créature ; c’est une défaillance de la créature abandonnant son Créateur. Cette défaillance, Dieu permet qu’elle se produise pour des raisons dignes de sa sagesse : mais cette permission n’emporte pas une autorisation quelconque, c’est simplement pour Dieu le fait de ne pas empêcher ce qu’à toute rigueur il pourrait empêcher.

L’origine du péché ne doit donc pas être rapportée à Dieu, ni directement, ni indirectement ; elle est tout entière dans la créature qui s’écarte de la volonté divine. Et cet écart n’est pas l’exercice d’une puissance, mais une défaillance, une chute. Du sein de Dieu où elle était libre et heureuse par l’attachement à sa volonté, la créature tombe en elle-même et trouve son châtiment dans sa propre indigence.

Et toutefois Dieu permet cette défaillance, cette chute, ce désordre, en ce sens qu’il ne l’empêche pas de se produire par un de ses actes de volonté absolue qui obtiennent toujours leur effet. Cette permission, ou plutôt ce laisser-faire, est un des grands mystères du monde. Saint Augustin l’explique en quelques mots renfermant un sens bien profond : Dieu, dit-il, ne laisserait en aucune façon exister le mal, s’il n’était assez puissant et assez bon pour tirer le bien même du mal.

Dieu tire le bien du mal, et même de ce mal moral qu’on nomme le péché ; telle est la clef de l’énigme. Mais il importe de s’entendre. Le mal n’est jamais la cause du bien ; Dieu ne tire pas le bien du mal, comme il a, par exemple, au cinquième jour, tiré les poissons et les oiseaux du sein fécond des eaux primitives. Il tire le bien du mal, par voie de réaction et de contraste ; et en ce sens on peut dire que le mal devient l’occasion du bien. Ainsi le péché d’Adam a-t-il amené comme correctif et comme remède l’Incarnation de Notre Seigneur ; sur quoi l’Église s’écrie : Ô péché d’Adam vraiment nécessaire… Ô heureuse faute, qui a mérité d’avoir un si grand et si divin rédempteur ! (Prières du samedi saint). De même la cruauté des tyrans, dit saint Thomas, a fait ressortir la patience des martyrs ; la subtilité des hérésies a mis en relief la doctrine de l’Église, etc.

A un certain point de vue, la profondeur de la sagesse divine éclate précisément par ces réactions et ces contrastes. Il faut être tout-puissant pour tirer du néant une quantité incommensurable d’êtres ; il faut être infiniment sage pour faire servir même le péché au triomphe du bien, au triomphe de l’éternelle miséricorde et de l’éternelle justice.

Disons quelque chose des raisons pour lesquelles Dieu a laissé le péché se produire :

1°) le péché montre comment la créature est sujette à défaillance ; et par suite il fait ressortir ce privilège de la nature divine d’être absolument indéfectible.

2°) Dès lors que quelques créatures tombent, les autres sont averties de s’appuyer sur Dieu pour ne pas tomber, et de rendre grâces à Dieu si elles ne tombent pas.

3°) La justice de Dieu paraît dans la punition du pécheur ; et par cette punition le péché, qui s’écartait de l’ordre, y est pour ainsi dire ramené.

4°) La rédemption du péché est devenue, dans les conseils du Tout-Puissant, une œuvre si admirable que la création du monde en est comme éclipsée[4].

Et voilà comment, tout en défendant le péché, tout en ne lui concédant aucun espace pour se produire, Dieu l’a néanmoins laissé se produire ; il voulait montrer que sa toute-puissante bonté ne pouvait être vaincue par la perversité de ses créatures, selon cette parole des saints livres : Comparée à la lumière, la sagesse l’emporte sur elle ; car à la lumière succède la nuit, et la malignité n’est jamais victorieuse de la sagesse (Sg 7, 30).

Après avoir parlé du mal moral, dirons-nous un mot du mal physique ? Qu’entend-on par là ? Que certains êtres souffrants sont lésés, sont même détruits ; qu’il y a certaines perturbations dans l’économie du monde. Dieu n’est pas l’auteur direct du mal physique ; voulant un être, il le veut intègre et complet, il le veut atteignant le but de son existence. Mais on peut dire qu’indirectement il en est l’auteur, parce qu’il a posé des lois en vertu desquelles certains maux relatifs sont permis pour le bien de l’ensemble. Ainsi il y a dans le monde une grande loi de balancement et d’équilibre, d’après laquelle les différentes espèces du règne végétal et animal se limitent les unes les autres par une destruction partielle qui les empêche de tout envahir. En même temps qu’il posait une loi de propagation indéfinie, Dieu posait un correctif à cette loi : et, si la loi est digne de la bonté de Dieu, le correctif est digne de sa sagesse. En réalité ce qu’on nomme mal physique n’est pas proprement un mal, à moins qu’on ne qualifie ainsi la taille d’un arbre ou la fauchaison d’un pré.

Par mal physique, on peut aussi entendre la punition du péché. Or cette punition, émanant de la justice divine, est en elle-même un bien ; et par suite rien ne répugne à ce que Dieu en soit l’auteur.

En résumé, le monde physique, avec ses contrastes de lumière et de ténèbres, ses alternatives de productions et de destructions, ses vicissitudes de révolutions sidérales et de saisons annuelles, est une image et comme un reflet du monde moral où le bien et le mal se combattent, où la vie spirituelle lutte contre la mort du péché, où l’existence humaine gravite autour de Jésus-Christ unique Rédempteur. Et de ces combats, de ces morts suivies de résurrection, de ces captivités suivies de rédemption, se dégage la gloire de celui qui a fait toutes choses pour lui-même, impium quoque ad diem lalum (Pr 16, 4).



Père Emmanuel - extrait d’un article intitulé "la Création" – Juin 1889