mercredi 3 février 2010

La Russie et l'univers magique.

La Russie, géographiquement le plus grand pays sur la Terre, occupe une position unique pour l’étude de l’histoire humaine, nous offrant une fenêtre ouverte sur le monde des sociétés secrètes, des maîtres occultes, et des courants politiques souterrains.

Les idées et les pratiques tirées de la magie et de l’occulte ont toujours fait partie de la vie russe. Au seizième siècle, le Tsar Ivan IV consultait des magiciens et était conscient de la signification occulte des pierres précieuses incrustées dans son sceptre. Son règne fut le point culminant du rêve de construire une civilisation prophétique, religieuse, dans la tradition chrétienne orientale de Byzance. Entouré d’ordres secrets de moines apocalyptiques, Ivan se voyait lui-même comme l’héritier des rois d’Israël et tenta de transformer la vie russe en accord avec sa vision magique de la réalité. Ivan était convaincu que la nation russe avait une mission spéciale à accomplir, rien de moins que la rédemption du monde.

En 1586, le Tsar Boris Godounov offrit l’énorme salaire de 2 000 livres anglaises par an, plus une maison et toutes les fournitures nécessaires, à John Dee, le mage et maître-espion anglais, pour qu’il entre à son service. Le fils de Dee, le Dr Arthur Dee, qui comme son père était un alchimiste et un rosicrucien, se rendit à Moscou pour travailler comme physicien. Mikhaïl Romanov, le premier tsar de la dynastie Romanov, monta sur le trône paraît-il avec l’aide du Dr Arthur Dee et du Service Secret britannique. Avant leur arrivée au pouvoir, les Romanov furent accusés par leurs ennemis de pratiquer la magie et de posséder des pouvoirs occultes.

Le légendaire comte de Saint-Germain, décrit comme un alchimiste, un espion, un industriel, un diplomate et un rosicrucien, fut impliqué dans plusieurs intrigues politiques en Russie et fut, selon Nicolas Roerich, « un membre de la Fraternité Himalayenne ». En 1775, il voyagea à travers l’Eurasie pour étudier les enseignements occultes, et pourrait même avoir visité le Tibet. On dit qu’alors qu’il étudiait l’occultisme en Asie Centrale, le comte fut initié aux rites secrets de la magie sexuelle tantrique, qui lui fournit une technique pour prolonger sa jeunesse. Il s’engagea aussi dans des opérations d’espionnage contre la fameuse Compagnie des Indes britannique. Saint-Germain fonda deux sociétés secrètes appelées « L’Inspiration Asiatique » et les « Chevaliers de la Lumière ». Dès 1780 il avertit Marie-Antoinette que le trône français était en danger du fait d’une conspiration internationale des « Frères de l’Ombre ». Des rumeurs continuèrent à circuler de nombreuses années après l’annonce de sa mort, selon lesquelles Saint-Germain était encore en vie, travaillant derrière la scène de la politique européenne ou étudiant des doctrines occultes en Asie Centrale.

L’Occident rencontre l’Orient.

« Les pouvoirs occultes semblent être une question de tempérament national … La Russie tend à produire des mages – des hommes ou des femmes qui impressionnent par leur autorité spirituelle ; aucune autre nation ne possède l’équivalent spirituel de Tolstoï et Dostoïevski, ou même de Rozanov, Merejkovski, Soloviev, Fedorov, Berdiaev, Chestov. Certainement aucune autre nation n’a été sur le point de produire quelqu’un comme Madame Blavatsky, Gregory Raspoutine ou Georges Gurdjieff. Chacun est complètement unique. » (Colin Wilson, The Occult)

Le processus de synthèse des traditions occultes de l’Orient et de l’Occident apparaît dans l’œuvre de Helena Petrovna Blavatsky, fondatrice de la Société Théosophique [1875] et auteur du fameux livre La Doctrine Secrète. Née Helena von Hahn, fille d’une famille de militaires russes et cousine du futur Premier Ministre russe, le comte Witte, elle fut une véritable émissaire de l’Ordre Eurasien. Nevill Drury dit de l’occultiste russe :

« Sa principale contribution à la pensée mystique fut la manière dont elle chercha à synthétiser la philosophie et la religion orientales et occidentales, fournissant ainsi un cadre pour la compréhension des enseignements occultes universels. » (5)

Madame Blavatsky voyagea à travers l’Asie et l’Europe, rejoignit la milice révolutionnaire nationale de Garibaldi, combattant à la bataille de Mentana, où elle fut sérieusement blessée. A la fin des années 1870, peu après la publication de son premier livre Isis Dévoilée, dénonciation irrésistible de la religion occidentale contemporaine comme étant une faillite spirituelle, elle passa des Etats-Unis en Inde où le siège de la Société Théosophique resta jusqu’à aujourd’hui.

En 1891, le futur tsar Nicolas II, en compagnie du savant eurasien mystique, le prince Ukhtomsky, visita le siège de la Société Théosophique à Adyar. La description de la Société par le prince Ukhtomsky est révélatrice:

« Sur l’insistance de H.P. Blavatsky, une dame russe qui connaissait et qui avait vu beaucoup de choses, l’idée surgit de la possibilité, et même de la nécessité de fonder une société de théosophistes, de chercheurs de la vérité au plus large sens du mot, dans le but de recruter des adeptes de toutes croyances et races, de pénétrer plus profondément dans les plus secrètes doctrines des religions orientales, d’attirer des Asiatiques dans une vraie communion spirituelle avec des étrangers instruits de l’Occident, de nouer des relations secrètes avec divers grands prêtres, ascètes, magiciens, etc. » (6)

Madame Blavatsky voulait unir l’Asie Centrale, l’Inde, la Mongolie, le Tibet et la Chine, afin – avec l’aide de la Russie – de créer une grande puissance eurasienne pour s’opposer aux ambitions britanniques. Voyageant en Inde, Madame Blavatsky fit campagne contre la domination britannique et fut elle-même accusée par les autorités coloniales d’être une espionne russe. Le prince Ukhtomsky vit un soutien à l’Eurasie dans « l’empressement des Indiens à se grouper sous la bannière de l’étrange femme du Nord ». Il pensait que Madame Blavatsky avait été contrainte de quitter l’Inde à cause de la « suspicion des Anglais ».

Dès 1887, H.P. Blavatsky était devenue un sujet de débat dans le « Saint-Pétersbourg mystique » et reçut l’appui prestigieux de l’ami de Ukhtomsky, le mystérieux tibétain – le Dr Badmaiev, qui devait bientôt devenir célèbre pour les faveurs qu’il reçut à la Cour impériale russe et pour sa relation avec Raspoutine. La sœur de Madame Blavatsky affirma que le Métropolite russe orthodoxe de Kiev avait reconnu le don psychique de la jeune Helena, et lui avait recommandé d’utiliser ses pouvoirs avec discrétion, car il était sûr qu’ils lui avaient été donnés pour quelque but plus élevé.

Le Dr Stephan A. Hoeller, spécialiste des religions comparées et évêque de l’Eglise Gnostique, nous rappelle que H.P. Blavatsky :
« … était une vraie fille de la Mère Russie. Certains sentent que sa vie et son caractère correspondent fortement à l’archétype du traditionnel saint homme russe errant, connu sous le nom de staretz (littéralement « le vieux »), qui est un ascète, un pèlerin errant, non-clérical, qui voyage dans la campagne, exhortant les gens à se préoccuper de questions spirituelles, parfois d’une manière résolument non-orthodoxe. » (7)

Après la mort de H.P. Blavatsky à Londres en 1891, la Société Théosophique tomba sous le ferme contrôle des occultistes anglais Annie Besant et C.W. Leadbeater, un impérialiste britannique confirmé. L’orientation eurasienne donnée à la première Théosophie par H.P. Blavatsky fut compromise par l’influence de la Maçonnerie britannique et par le High Anglicanism ésotérique de Leadbeater. Dans le grand combat des magiciens, l’impulsion eurasienne trouva de nouveaux agents historiques en Occident, incluant le célèbre mage français Papus.

La Grande Bataille des Magiciens.

« Quand le 19ème siècle sera arrivé à sa fin, l’un des Frères d’Hermès viendra d’Asie pour unir à nouveau l’humanité. » (Nostradamus)

Papus, avec Oswald Wirth et De Guaita, rêvait de réunir tous les occultistes dans une Fraternité Rosicrucienne rénovée, un Ordre occulte international dans lequel ils espéraient que l’Empire Russe jouerait un rôle dirigeant en tant que pont entre l’Orient et l’Occident.

Papus était le pseudonyme du Dr Gérard Encausse (1865-1916), un disciple de Joseph Saint-Yves d’Alveydre (1842-1910), un initié de l’Eglise Gnostique Française et souvent l’instigateur de nombreux groupes occultes de son époque. L’un des occultistes les plus célèbres du tournant du siècle, il fut le fondateur de l’Ecole Hermétique à Paris, qui attira de nombreux étudiants russes, et dirigea la principale revue occultiste française, L’Initiation. Papus fut aussi le dirigeant de deux sociétés secrètes, l’Ordre Martiniste et l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix.

Quand le tsar et la tsarine russes visitèrent la France en 1896, ce fut Papus qui leur envoya un salut de la part des « Spiritualistes français », espérant que le tsar « immortaliserait son Empire par son union totale avec la Divine Providence ». Ce salut était une réminiscence des espoirs des mystiques au temps de la Sainte Alliance du tsar Alexandre 1er.

Papus fit sa première visite en Russie en 1901 et fut introduit auprès du Tsar. Il installa rapidement une loge de son Ordre Martiniste à Saint-Pétersbourg avec le Tsar comme Président des « Supérieurs inconnus » qui le contrôlaient. L’historien James Webb dit que Papus « faisait simplement revivre une dévotion envers une philosophie qui avait fleuri en Russie au tournant des 18ème et 19ème siècles avant d’être étouffée. »

En tant que principal élève de Saint-Yves d’Alveydre, Papus connaissait le rôle clé qui devait être joué par la Russie dans l’unification de l’Eurasie et sa destinée occulte en tant qu’Empire de la Fin, manifestation extérieure de l’énigmatique pouvoir de la « Shambhala du Nord ».

Par Papus, la famille impériale fit la connaissance de son ami et mentor spirituel Maître Philippe (Nizier Anthelme Philippe). Sincère mystique chrétien, il reçut un rang et des honneurs de la part du Tsar russe, et maintint le contact avec la Cour impériale jusqu’à sa mort en 1905.

Papus retourna à Saint-Pétersbourg en 1905, où la rumeur disait qu’en présence du couple impérial, il évoquait l’esprit du père du Tsar, Alexandre III, qui donnait des conseils pratiques pour résoudre la crise politique.

Maître Philippe et Papus jouèrent tous deux un important rôle politique à la Cour impériale. Ils ne conseillèrent pas seulement le Tsar pour les affaires de l’Etat mais maintinrent le contact avec des initiés russes influents de l’Ordre Martiniste, incluant deux oncles et de nombreux parents du Tsar. L’occultiste allemand Rudolf Steiner, qui avait ses propres disciples parmi l’Etat-major allemand, suivit la mission des deux Français, troublé par « l’influence étendue en Russie » de Papus. Avocat déterminé de l’alliance entre la France et la Russie, Papus avertit le Tsar d’une conspiration internationale visant à la domination mondiale.

Il pensait que le vaste Empire Russe était la seule puissance capable de contrecarrer la conspiration des « Frères de l’Ombre ». Il pressa aussi le Tsar à se préparer à la prochaine guerre contre l’Allemagne, alors machinée par des forces sinistres à Berlin. Selon un récit, il promit à la famille impériale que,

« la monarchie des Romanov serait protégée aussi longtemps que lui, Papus, serait en vie. Quand la nouvelle de sa mort atteignit Alexandra [la tsarine] en 1916, elle envoya une note à son mari (commandant à l’époque les armées russes sur le front, pendant la Première Guerre Mondiale), contenant les mots : ‘Papus est mort, nous sommes condamnés !’ »

Papus développa son Ordre Martiniste pour contrer les loges maçonniques qui, pensait-il, étaient au service de l’impérialisme britannique et des syndiqués de la finance internationale. D’après ses papiers, on sait qu’il fournit aux autorités russes de la documentation sur les activités maçonniques en Russie et en Europe. Papus condamna la Franc-Maçonnerie comme athée, par opposition au christianisme ésotérique de l’Ordre Martiniste. Il dénonça « notre époque de scepticisme, d’adoration des formes matérielles, si désespérément en quête d’une franche réaction chrétienne, indépendante de tous les clergés ». Peu après son retour après sa première visite en Russie en 1901, une série d’articles, dont Papus était largement l’inspirateur, parut dans la presse française. Ils mettaient en garde contre une « conspiration cachée » dont l’existence était totalement inconnue du public, et contre les machinations d’un sinistre syndicat financier essayant de rompre l’alliance franco-russe. Le public était aveugle aux véritables forces de l’Histoire :

« Il ne voit pas que dans tous les conflits qui surviennent à l’intérieur des nations ou entre elles, il y a à coté des acteurs visibles des inspirateurs cachés qui par leurs calculs intéressés rendent ces conflits inévitables …

Tout ce qui arrive dans l’évolution agitée des nations est ainsi préparé en secret avec le but d’assurer la suprématie de quelques hommes ; et ce sont ces quelques hommes, parfois célèbres, parfois inconnus, qui doivent être recherchés derrière tous les événements publics.

Or, aujourd’hui, la suprématie est assurée par la possession de l’Or. C’est le syndicat de la finance qui tient en ce moment les cordons secrets de la politique européenne …

Il y a quelques années, fut ainsi fondé en Europe un syndicat financier, aujourd’hui tout-puissant, dont le but suprême est de monopoliser tous les marchés du monde, et qui pour faciliter ses activités doit acquérir de l’influence politique. »

Les articles inspirés par Papus dans L’Echo de Paris révélaient le rôle du Service Secret britannique, qui était dénoncé comme étant derrière la Franc-Maçonnerie britannique, pour isoler et affaiblir la Russie. En France les agents britanniques se concentraient sur la propagande anti-russe, pendant qu’en Russie ils utilisaient la « fraude financière » pour infiltrer tous les niveaux de la société. Tous les efforts étaient requis « pour préserver l’Empereur Russe – si loyal et si généreux – des maux [du] syndicat des financiers … qui à présent contrôle les destinées de l’Europe et du monde. »

Le mystérieux Tibétain.

« Saint-Pétersbourg … en 1905 était probablement le centre mystique du monde. » (Colin Wilson, The Occult)

Shamzaran (Piotr) Badmaiev était un Bouriate mongol qui avait grandi en Sibérie et qui s’était converti à l’Orthodoxie Russe avec Alexandre III pour parrain. Il acquit une influence considérable sur le Ministère des Affaires Etrangères et le Tsar lui décerna le titre de Conseiller Privé. Badmaiev était renommé en tant que docteur en médecine tibétaine, herboriste, et guérisseur, qui traitait des patients de la haute société dans sa clinique à la mode de « médecine orientale » à Saint-Pétersbourg. Décrit par un historien russe comme « l’une des personnalités les plus mystérieuses du jour », et comme un « maître de l’intrigue », Badmaiev fut étroitement lié avec le guérisseur mystique Raspoutine.

Connu comme « le Tibétain », Badmaiev rêvait d’unir la Russie à la Mongolie et au Tibet. Il s’engagea lui-même dans d’innombrables projets, visant à la création d’un grand empire eurasien. La mission historique de la Russie, pensait-il, était en Orient, où elle était destinée à unir les bouddhistes et les musulmans pour contrer le colonialisme occidental. Badmaiev résuma sa vision en 1893 dans un rapport au tsar Alexandre III, intitulé « Les tâches de la Russie dans l’Est asiatique ». Sa compétence politique considérable assura l’appui des tribus mongoles lors de la guerre russo-japonaise.

Dans une lettre du 19 décembre 1896, Badmaiev écrivait au tsar Nicolas II : « … mes activités ont pour but que la Russie doit avoir une influence plus grande que d’autres puissances dans l’Orient mongol-tibétain-chinois ». Badmaiev exprimait une préoccupation particulière quant à l’influence de l’Angleterre en Orient, affirmant dans un mémorandum spécial :

« Le Tibet, qui – en tant que plus haut plateau de l’Asie – domine le continent asiatique, doit sans aucun doute être entre les mains de la Russie. En commandant ce point, la Russie sera sûrement capable de rendre l’Angleterre plus accommodante. »

Badmaiev connaissait la légende, populaire en Mongolie, en Chine et au Tibet, du « Tsar Blanc » qui viendrait du Nord (de la « Shambhala du Nord ») et restaurerait les traditions à présent décadentes du véritable bouddhisme. Il rapporta au tsar Nicolas II que « les Bouriates, les Mongols et particulièrement les lamas … répétaient toujours que le temps était venu d’étendre les frontières du Tsar Blanc vers l’Orient … »

Badmaiev avait d’étroites relations avec un Tibétain haut placé, le lama Agvan Dordzhiyev, tuteur et confident du 13ème Dalaï-Lama. Dordzhiyev identifiait la Russie au futur Royaume de Shambhala, annoncé dans les textes de Kalachakra du bouddhisme tibétain. Le lama ouvrit le premier temple bouddhiste en Europe, à Saint-Pétersbourg, significativement dédié à l’enseignement du Kalachakra. L’un des artistes russes qui travailla sur le temple de Saint-Pétersbourg était Nicolas Roerich, qui avait été initié à la légende de Shambhala et à la pensée orientale par le lama Dordzhiyev. Georges Gurdjieff, un autre homme mystérieux qui eut un immense impact sur l’ésotérisme occidental, connaissait le prince Ukhtomsky, Badmaiev, et le lama Dordzhiyev. Gurdjieff, accusé par les Britanniques d’être un espion russe en Asie Centrale, était-il un élève des mystérieux Tibétains ?

« Je suis en train d’entraîner de jeunes hommes dans deux capitales – Pékin et Saint-Pétersbourg – pour des activités ultérieures », avait écrit le Dr Badmaiev au tsar Nicolas II.

L’Anarchisme Mystique.

L’influence du « Tibétain » allait au-delà de la Cour impériale, jusque dans l’intelligentsia russe et plus loin encore, dans le monde souterrain de l’espionnage et de la politique révolutionnaire. L’un des mouvements intellectuels à l’époque des bouleversements politiques de 1905 était nommé « l’Anarchisme Mystique ». Deux de ses principaux représentants étaient les poètes et écrivains Viacheslav Ivanov et George Chulkov, tous deux des relations du Dr Badmaiev. Chulkov, tout comme le « Tibétain », était décrit comme un médium inconscient transmettant de mystérieuses forces.

Doctrine politique radicale visant à réconcilier la liberté individuelle et l’harmonie sociale, l’Anarchisme mystique s’inspirait des idées de Friedrich Nietzsche. Cela n’est pas surprenant si nous considérons le regard positif de Nietzsche sur la Russie, antithèse de l’Occident décadent, et la sympathie du philosophe allemand pour le bouddhisme et la culture orientale.

Selon l’historien Bernice Glatzer Rosenthal, les Anarchistes mystiques, convaincus « que des forces invisibles guident les événements ici sur Terre, croyaient que la Révolution politique reflétait des réalignements dans la sphère cosmique, et qu’un nouveau monde de liberté, de beauté, et d’amour était imminent. »

Préconisant l’abolition de toutes les autorités externes et de toute contrainte de l’individu – gouvernement, loi, moralité, coutumes sociales –, ils étaient indifférents aux droits légaux comme étant de simples « libertés formelles » et s’opposaient aux constitutions et aux parlements, en faveur de la sobornost’. Par sobornost’, ils entendaient une communauté libre unie par l’amour et la foi, dont les membres conservent leur individualité (distincte de l’individualisme, de l’affirmation de soi en-dehors ou contre la communauté).

Ils fondaient cet idéal sur leur notion de la « personne mystique », l’âme ou psyché, qui cherche l’union avec les autres et se reconnaît comme un microcosme dans le macrocosme, distincte de la « personne empirique », le Moi ou l’Ego, qui s’affirme à part ou contre les autres. Susciter et développer cette « personne mystique » rendrait possible une « nouvelle société organique » unie par les liens intérieurs invisibles de l’amour (eros, pas agape), de « l’expérience mystique », et du sacrifice – le contraire même de la société libérale, basée sur le contrat social et l’intérêt mutuel, et caractérisée par un discours rationnel. (9)

L’Anarchisme Mystique est une idée sociopolitique entièrement eurasienne. Ici nous avons un très mystérieux motif sous une forme moderne : le grand combat de la civilisation occidentale empirique, ploutocratique, contre la culture mystique et sacrificielle de l’Eurasie. En termes occultes c’est le conflit entre l’impulsion de « Shambhala » et les renégats de la « civilisation atlantéenne ». La Fraternité de la Lumière du Nord combattant les Frères de l’Ombre, manifestation externe de la longue guerre entre les agents de l’Etre et du Non-Etre.

Nicolas Berdiaev, Dmitri Merejkovski, Zenaïda Hippius, Valery Briusov, Mikhaïl Kuzmin, Alexandre Blok, Vassili Rozanov, ainsi qu’une foule d’autres poètes, écrivains et artistes russes, transmirent divers aspects de l’Anarchisme mystique et de la vision eurasienne. Quand le maître soufi Inayat Khan visita la Russie dans les années précédant la Révolution, il loua beaucoup « le type oriental de pensée qui est naturel à cette nation ».

Merejkovski voyait la possibilité de faire naître une « nouvelle conscience religieuse » à partir des deux types russes particuliers représentés par Tolstoï et Dostoïevski. Tolstoï tenait pour un mysticisme panthéiste de la chair, et Dostoïevski pour des valeurs spirituelles plus ascétiques. « Dans cette Russie le ‘Dieu-Homme’ se manifestera dans le monde occidental, et ‘l’Homme-Dieu’ pour la première fois en Orient, et sera, pour ceux dont la pensée réconcilie déjà les deux hémisphères, le ‘Un dans le Deux’ ».

Après la Révolution Bolchevique, Blok opposa la nouvelle Russie à l’Occident. Il appelait la Russie « les Scythes », c’est-à-dire une nation jeune, fraîche, dont la destinée était de défier l’Occident décadent :

« Nous sommes les Scythes, nous sommes les Asiates. Des siècles de vos jours ne sont qu’une heure pour nous, pourtant comme des esclaves obéissants, nous avons tenu un bouclier entre deux races hostiles – l’Europe et les hordes mongoles … Quittez la guerre et l’horreur, venez dans nos bras ouverts, à l’étreinte fraternelle, écartez la vieille épée pendant qu’il est temps, saluez-nous, frères … Ah, Vieux Monde, avant de périr, rejoins notre fraternel banquet. »

(…)